Un Témoin en Guyane, écrivain - le blog officiel

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LES INDIENS D'AMAZONIE VIVENT DANS UN MONDE QUI LEUR A ÉTÉ VOLÉ (3)

27/06/2014

Entretien avec Eduardo Viveiros de Castro

Source : telerama.fr

 

 

« Nous avons l'espoir que nous allons nous en sortir sans changer grand-chose à notre mode de vie et de production capitaliste »
Vous venez d'écrire cet essai dans l'ouvrage collectif De l'univers clos au monde infini, où tous les auteurs se confrontent à cette nouvelle période dans laquelle l'humanité serait entrée, l'Anthropocène. Comment l'abordez-vous ? Je pense que nous restons trop optimistes. Nous avons l'espoir que nous allons nous en sortir sans changer grand chose à notre mode de vie et de production capitaliste : avec un peu plus d'énergie éolienne, de solaire, de nucléaire, et un peu moins de charbon et de pétrole... Je suis malheureusement convaincu que nous allons devoir faire face à un monde démographiquement et écologiquement diminué, avec des catastrophes climatiques de plus en plus fréquentes : ouragans, sécheresses, inondations... Ce sera aussi un monde politiquement beaucoup plus fractionné et conflictuel.
097.jpgLes opposants à l'écologie répètent souvent cet argument : on ne peut pas revenir en arrière. C'est pourtant déjà arrivé, hélas. L'Europe d'après la peste noire a reculé de façon spectaculaire, entre les XIIe et XIVe siècles. Regardons aussi ce qui se passe aujourd'hui avec les antibiotiques ; les scientifiques disent que les bactéries sont devenues invincibles et que la carrière des antibiotiques est en train de s'achever.  
Vous dites justement que les Indiens peuvent nous offrir des pistes de survie dans l'Anthropocène ?
096.jpgCe sont des populations qui ont appris à vivre dans un monde qui n'est pas le leur. Les Indiens savent se débrouiller dans des conditions technologiques appauvries, ce sont des bricoleurs par vocation et par nécessité, ce ne sont pas des ingénieurs, au sens levi-straussien. Ils savent faire feu de tout bois, habiter dans des maisons de carton, dans des bidonvilles. Les Etats nationaux ont envahi leurs territoires traditionnels. Ce sont des peuples vaincus, soumis, mais ils sont irréductibles, comme Astérix et son petit village gaulois. J'emploie le mot Indien au sens large, en y incluant les Maoris de Nouvelle Zélande, les Aborigènes, les Inuits, les Samis de Norvège... : tous ces peuples qui ne s'identifient pas à des Etats nationaux, qu'on appelle « minorités indigènes », et qui vivent dans les marges de notre magnifique civilisation chrétienne pétrolière.. L'ONU estime qu'ils seraient 370 millions, soit plus que la population nord-américaine. Ce ne sont donc pas des « minorités » au sens démographique, même s'ils sont éparpillés à travers le monde.

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Une femme indienne du groupe ethnique Suya près de son village, Ngojhwere à la frontière de la réserve Xingu dans l'État du Mato Grosso, au Brésil - AP Photo / DadoGaldieri

 

Il nous faudrait donc apprendre à vivre comme un Indien ?
Non, ils ne forment pas un modèle, mais peut-être un exemple : qu'est-ce que cela signifie de vivre dans des conditions qui sont loin de l'idéal ? Dans un monde où chacun ne pourra plus avoir sa voiture, où il faudra faire son marché dans un rayon local, où on ne pourra plus voyager en avion tous les mois, etc ? Je pense que nous nous acheminons vers ce type de monde, où les hommes vont devoir diminuer leurs aspirations. Il peut être intéressant de regarder ce que les Indiens savent faire : c'est-à-dire vivre dans un monde qui leur a été volé. Si l'on parle de fin du monde, les Indiens savent de quoi il s'agit ! Ce sont même des experts en apocalypse. Leur monde a fini il y a cinq siècles, quand les colons sont arrivés en clamant que l'Amérique était un monde vide, sans homme, dont on pouvait prendre possession puisqu'il n'y avait que des sauvages. Pour les Indiens, ça a été l'inverse : après l'arrivée des Européens qui ont exterminé 95% de la population, ils sont devenus des hommes sans monde. Mais ils ont survécu. Ils sont toujours là, et leur population augmente, voire explose.
Vous n'exagérez pas ?
La moitié de la population du Pérou est indienne, la quasi totalité de la population de Bolivie est indienne. L'Amérique latine est un grenier d'ethnies, ce qui en fait une région stratégique. La Chine est certainement la région stratégique en termes d'hyper modernité, mais l'Amérique latine est le lieu où l'on peut, peut-être, rêver à une autre forme de vie : en sauvegardant la forêt, en jouant avec la pluralité des nationalités plutôt qu'en misant sur l'unification, en inventant des formes d'organisation politiques non étatiques, comme ont su le faire les Zapatistes. Ils sont là depuis trente ans, voilà qui est durable ! Ils ne réclament pas un Etat Maya, qu'il soit mexicain, guatémaltèque ou salvadorien. Ils veulent vivre dans les quatre Etats nationaux qui ont divisé leur territoire, en étant reconnus comme un peuple, pas comme un Etat, ni une multitude.
« La gauche déteste le capitalisme et en même temps, elle l'adore »
Vous qui êtes un des grands intellectuels de gauche brésiliens, vous êtes très critique avec la gauche actuelle. Pourquoi ?
 J'avais 19 ans en 1968, l'année où a été promulguée l'installation de la dictature. C'était le moment du choix : on pouvait être de gauche façon Dilma, genre « catho de gauche austère et puritain », ou alors prendre l'option « sex, drugs, and rock'n'roll » d'une gauche plus existentielle, et commencer par changer sa propre vie pour changer celle des autres. Bref, on pouvait être guérillero ou hippie. J'ai choisi la seconde option, en faisant de l'art, et je me suis rendu compte que c'était aussi une façon de faire de la politique. Car qui est au pouvoir aujourd'hui ? Dilma ! Et moi je reste de gauche. Elle, non. Je préfère penser la politique en dehors des partis. Comme disait Deleuze, il n'y a pas de gouvernement de gauche...  Je suis très actif sur les réseaux sociaux, [...] c'est là qu'on fait de la politique ! Je ne vais pas casser des vitrines, j'ai 63 ans, je n'ai plus l'agilité pour faire face à la police. Je viens justement de retweeter la photo du nouvel équipement des policiers pour la Coupe du monde, avec cette nouveauté : ce ne sont plus seulement les policiers qui ont des uniformes dignes de Robocop, maintenant, les chevaux sont casqués, équipés de protections anti-glissantes...  La gauche est née des entrailles du capitalisme. Et son rapport au capitalisme est d'une ambivalence freudienne. Elle le déteste et en même temps, elle l'adore ! Elle reste productiviste, et continue à croire que le capitalisme est une étape nécessaire. Ce mélange amour-haine produit de la haine pure envers tous ceux qui ne croient pas, ou plus, au capitalisme. On le voit bien avec Alain Badiou pour qui l'écologie serait « une religion de la peur ». Alors que l'écologie est au contraire le résultat de la perte de foi dans la religion du socialisme ! Les gens ont cessé de croire au progrès. Ils ont cessé de croire que le destin de l'homme est de devenir maitre de la nature.
 La gauche doit se repenser profondément, elle est aujourd'hui très divisée entre une gauche progressiste et productiviste, qui reste partenaire du capitalisme, et une autre gauche qui a choisi cette idée de solutions locales, d'autonomie, et qui ne croit ni au Plan ni au Marché. Pour ma part, je penche du côté de cette dernière, et du Peau-Rouge, qui reste le rêve de tout adolescent qui aspire à la liberté. Plutôt que d'aspirer à un monde techno-magique fait de Google Glass et de machines qui feront tout pour nous, je préfère rêver de vivre comme un Indien... 098.jpg

 

 



28/06/2014
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