Un Témoin en Guyane, écrivain - le blog officiel

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RÉSISTANCE À L'ASSIMILATION : LES VALEURS MORALES - La chronique d'Olson (16)

19/07/2020

 

Mariage, union sexuelle, échanges sexuels

Kwadjani 16a.jpgJe concluais ma chronique précédente en rappelant que les codes moraux des Businenge sont très différents de ceux en cours en Europe occidentale et que le regard que l’on porte sur tel acte ou tel comportement est plus important que l’acte ou le comportement en question. Par ce regard on pourra en faire soit une stratégie de contournement soit un acte déviant. Pour illustrer cela, nous présenterons deux exemples : tout d’abord, les accommodements entre droit traditionnel (coutumier) et droit civil en ce qui concerne le mariage puis nous essaierons de porter un regard affranchi de tout jugement moral sur les transactions à caractère sexuel.

Auparavant, il me faut rappeler ici deux observations indispensables : la première, c’est que les populations issues du marronnage sont des sociétés matrilinéaires qui pratiquent la polygamie ; la deuxième, c’est que la tradition reste le moteur du fonctionnement social de ces populations et reste un levier très fort de résistance à l’assimilation à la société moderne occidentale. Mais un troisième angle de réflexion s’invite à notre attention, à savoir le décalage entre le Droit français et le Droit traditionnel. La Guyane étant une collectivité française, l’on ne peut que constater que des « citoyens français » sont, de fait, polygames. Nous examinerons donc certaines situations que connaissent actuellement beaucoup de femmes marronnes de Guyane, qui accommodent les deux modus vivendi dans de nouvelles pratiques attestant le caractère vivant de leur culture.

La question du mariage ou de l’union sexuelle

Yu memre… Na wan tranga waka na busi… Souvenons-nous… La marche forcée à travers la jungle… pour quitter la plantation et pour y revenir plus tard pour se procurer de la nourriture, des armes et rapter des femmes esclaves… Libérées, elles seront les épouses et les mères des premiers enfants nés libres, même si cette liberté est toujours à disputer aux planteurs sauvages comme aux chiens molosses et aux chasseurs de Nègres lancés à leur poursuite… Dans ce danger permanent, cette proximité incessante avec la mort, la priorité est d’avoir des guerriers. Et de futurs guerriers ; et de futures mères de futurs guerriers. Alors, on fait des enfants, beaucoup.

Point n’est besoin de parité. Dans cette fréquentation perpétuelle du combat et de la mort, un homme peut féconder plusieurs femmes. D’ailleurs on vient souvent de pays ou de provinces d’Afrique déjà converties à l’Islam. On ne fait donc que reconduire une pratique auparavant installée dans les régions d’où l’on a été arraché…

De même, une femme prendra simplement un autre homme pour remplacer celui qui est mort au combat. L’objectif final étant la survie de la communauté. Plus tard, les enfants iront combattre à leur tour et, si l’on survit, ils pourront nous prendre en charge lorsque l’on sera âgé(e).

 

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C’est cette organisation qui a traversé les siècles et qui perdure de nos jours. Actuellement, il n’est pas rare de rencontrer un homme possédant plusieurs épouses. Certains en ont jusqu’à quatre ou même cinq et ont donc possiblement 20 à 25 enfants. Mais la plupart du temps, leurs capacités physiques et sexuelles les limitent à deux ou trois. N’oublions pas qu’ils doivent subvenir aux besoins de tout ce monde !...

 Il n’est pas rare, non plus, de voir une femme vivant avec un deuxième ou même troisième mari, soit parce qu’elle a été abandonnée par un précédent, soit parce qu’elle-même l’a chassé.

Ces observations mettent en évidence le fait que le mode d’union entre hommes et femmes n’est autre que l’un des héritages du marronnage, et que, de ce côté, il ressort du fonctionnement traditionnel. Le lien alors institué, dûment agréé par les familles, n’est jamais pris à la légère*, même s’il peut être officiellement défait avec une relative facilité, dès qu’il y a eu faute. Si une femme trompe son mari, ce dernier est en droit de s’en séparer en la reconduisant simplement dans sa famille, avec ses affaires et leurs enfants, pour que le divorce soit effectif. Dans tous les cas, les enfants restent avec leur mère et sont élevés dans le matrilignage de celle-ci. De même, si une femme est battue par son mari, elle peut le mettre à la porte ou s’en aller. D’une manière générale, la procédure reste assez souple, pour l’homme comme pour la femme. 

* Droits, polygamie et rapports de genre en Guyane par Marie-José Jolivet et Diane Vernon.

Nous avons vu que les territoires businenge étaient situés principalement dans le bassin du Maroni, souvent sur les deux rives, la française et la surinamaise (exception faite des Boni-Aluku qui se trouvent installés majoritairement du côté guyanais) ce qui place de fait – et souvent – les habitants de ces régions en situation irrégulière par rapport à une frontière qui ne signifie pas grand-chose pour eux. De fait, les personnes nées sur la rive surinamaise qui arrivent pour s’installer du côté guyanais (une rapide traversée de quelques minutes en pirogue suffit) se trouvent dans l’obligation de se plier à des règles qui dépendent du droit français. Or, ces règles bousculent souvent les us traditionnels, allant dans certains cas jusqu’à s’opposer au droit coutumier. L’obtention de papiers va devenir un problème très difficile à surmonter pour des populations souvent peu francophones. Sans carte d’identité ou de séjour, pas d’accès aux services sociaux, ou peu, et aucun accès aux aides et prestations. L’accès aux allocations familiales, notamment, va se trouver au cœur de stratégies conjugales. Les règles qui prévalent dans ces régions sont les mêmes que dans l’Hexagone : outre la naissance de l’enfant sur le territoire guyanais, l’ouverture du droit aux allocations familiales implique que le parent bénéficiaire soit en situation régulière (carte d’identité française ou carte de séjour valide). Ce parent peut être le père, si celui-ci a officiellement reconnu l’enfant, mais cette pratique ne s’inscrit pas naturellement dans un système matrilinéaire qu’elle tend même à contredire. Dans le droit français, le mariage instaure une double responsabilité parentale. On pourrait être tenté de voir là une mise sous tutelle masculine de la femme marronne. Celle-ci va donc devoir réaffirmer son autorité maternelle, étant entendu que, dans le système traditionnel, cette autorité est celle du matrilignage.

C’est là que la question des papiers va devenir centrale, car souvent les hommes répugnent à entamer les démarches administratives pour que leur femme, souvent démunie linguistiquement, soit en possession d’une carte de séjour. Si la femme arrive à avoir gain de cause auprès de son mari, la matrilinéarité est sauve mais les fondements de la polygamie sont ébranlés. La femme est en règle, elle peut toucher elle-même les allocations familiales. S’il a reconnu les enfants qu’il a eus avec son épouse, cela peut aussi être le mari… Mais en aucun cas il ne pourra percevoir celles des enfants qu’il aura eus avec une autre épouse, voire plus… Seules les mères pourront alors prétendre à ces allocations… si elles sont en situation régulière.

Nous voyons qu’ici doivent se mener des négociations conjugales qui vont aboutir à la mise en place de stratégies parfois compliquées. Quelle assurance a l’homme que sa femme, une fois munie de sa carte de séjour, ne va pas le chasser ? Que va devenir la femme (en situation irrégulière) dont le mari dépense avec une autre femme l’argent des allocations ?

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Nous voyons que ces phénomènes sont plus particulièrement remarquables à Saint-Laurent du Maroni, pôle d’at-traction migrante de tout le bassin du fleuve, qui a vu sa population doubler en quinze ans (près de 50 000 personnes vivent dans cette ville aux allures de gros bourg). En milieu traditionnel le plus souvent, la femme occupe sa place dans le matrilignage et vit le plus souvent en paix avec à son homme.

 La question des transactions à caractère sexuel

Kwadjani 16d.jpgLa transaction à caractère sexuel peut se définir comme « l’action de personnes qui échangent des pratiques sexuelles contre de l’argent et/ou contre des cadeaux ». Cette pratique n’est pas exclusivement réservée aux filles ou aux femmes. Des garçons et de jeunes hommes y ont également – et ordinairement – recours, et le fait qu’ils vivent en couple ou avec une épouse n’y change rien. Pour nombre de ces jeunes, leurs pratiques ne sont pas de la prostitution. Leurs représentations sont parfois très caricaturales. La figure de la prostituée est très convenue : elle attend au bord du trottoir et n’hésite pas à aborder le client potentiel. De plus elle est souvent brésilienne ou étrangère.

Les jeunes Saint-laurentais ne se reconnaissent évidemment aucunement dans cette description. Pour eux, le recours à cette pratique pour obtenir de l’argent, des cadeaux, des sorties, des voyages pour les plus aguerri(e)s ou simplement un verre ou un sandwich n’est pas chose honteuse ou négative. Il ne s’agirait que d’un arrangement où chacun trouverait son avantage et son plaisir.

Ces pratiques ne sont pas nouvelles. Une étude* menée il y a quelques années sur la jeunesse de l’Ouest guyanais utilisait le terme de « prostitution » pour qualifier ces pratiques. Cette enquête menée à Saint-Laurent du Maroni avançait qu’« à la Charbo [un quartier de Saint-Laurent], un poulet-frites et une Parbo [une bière], et tu repars avec la fille… ». L’idée de qualifier ces pratiques de prostitution n’est pas, tant s’en faut, partagée par tous et montre bien le décalage entre le regard moralisateur de l’observateur exogène et celui de la population, comme l’indique ce témoignage d’une femme saint-laurentaise : « Cette étude, pff… de la prostitution à Saint-Laurent sous nos yeux sans que personne ne voie, arrêtons ! Ça m’énerve, lui il fait son étude, avec qui ? On sait pas vraiment et il vient avec ses grandes théories, c’est un sociologue ou psychologue, un machin comme ça. Moi ça me rend folle, […] il a été payé pour ça. Pff… […]. Va donc à Albina ou à Foto (Paramaribo) et là tu verras de la prostitution ».

Annotation 2020-07-19 162637.jpgLes transactions à caractère sexuel sont guidées par des codes, des règles intériorisées et acceptées par les protagonistes. L’entente est tacite et fondée sur le plaisir et/ou l’avantage mutuel et réciproque : « Un poulet-frites et une Parbo », une carte d’unités téléphoniques, une balade à scooter, une entrée en boîte ou tout simplement un bleu (un billet de 20 €, à cause de la couleur)… sans oublier le plaisir sensuel. Rappelons que, dans les sociétés businenge, la jeune fille jouit jusqu’à son mariage d’une indiscutable liberté sexuelle, tout comme le garçon, d’ailleurs, le principal étant de respecter une certaine discrétion. Les outrances ou les cadeaux trop dispendieux attirent l’attention et font soupçonner la prostitution, qui est très mal vue. Un consensus est donc établi, selon lequel les « petits cadeaux » sont constitutifs du plaisir d’être ensemble. Les « sponsors », parfois plus âgés, sont aussi généralement acceptés par la famille car, en « aidant » le garçon ou la jeune fille par des achats de matériel scolaire, de vêtements et autres ou en les accompagnant dans les démarches administratives, ils apportent un complément de confort à la famille dont le budget est allégé d’autant et participent pour leur « aidé(e) » d’un bon départ dans la vie.

Un regard sur la jeunesse, Stéphane Barbosa, 2009.

 

On le voit, étudier les transactions à caractère sexuel, tout comme d’autres types de comportement qui pourraient paraître déviants, nécessite une extrême prudence. La diversité des personnes concernées et des pratiques en vigueur rend toute expertise délicate et fait courir le risque d’énoncer des constats erronés ou approximatifs.

Olson Kwadjani

 

 Retrouvez bientôt la prochaine chronique d’Olson sur Un Témoin en Guyane
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20/07/2020
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