AU PÉROU, ON ABAT LES INDIENS ASHÁNINKA
11/12/2014
À la conférence de Lima, les politiques débattent actuellement de mécanismes techniques pour limiter le changement climatique. Des représentants de communautés indiennes racontent, eux, leur combat trop souvent fatal.
Depuis trois mois, Diana Ríos, une jeune femme issue de la communauté Asháninka de Saweto, en Amazonie péruvienne, n’est pas rentrée chez elle. Au cœur de l’Amazonie, serpentant sur le río Matana, elle a parcouru avec deux autres femmes les huit jours de voyage en barque qui séparent leur village du plus proche point de communication. Là, elles ont annoncé la nouvelle : Edwin Chota Valera, Leoncio Quincima Meléndez, Jorge Ríos Pérez et Francisco Pinedo ont été abattus. Ces quatre leaders indiens, maris ou pères des trois femmes, combattaient depuis des années l’abattage illégal de bois sur leurs terres ancestrales. Au début du mois de septembre, ils se sont engagés sur les chemins de l’épaisse forêt pour rejoindre, à plus de deux jours de marche de là, les membres d’une autre communauté Asháninka, à Apiwtxa, de l’autre côté de la frontière, au Brésil. Ils venaient chercher auprès de leurs « frères » de l’aide, pour combattre les trafics qui gangrènent leur territoire. Mais Edwin Chota Valera et ses camarades ne sont jamais arrivés. Leurs corps ont été retrouvés quelques jours plus tard dans la forêt. « Ils ont été assassinés comme des chiens », lâche Diana Ríos.
58 activistes environnementaux tués au Pérou depuis 2002
« L’assassinat des leaders Asháninka n’est pas un cas isolé en Amazonie », explique David Salisbury, géographe à l’université américaine de Richmond et qui travaille auprès de cette communauté depuis plusieurs années. D’après un récent rapport de l’ONG Global Witness, au moins 58 activistes environnementaux ont été tués au Pérou depuis 2002, dont 60% au cours de ces quatre dernières années. L’histoire est presque toujours la même : les ressources naturelles (bois, métaux, pétrole, etc.) attisent la voracité des entreprises. Plus de 20 millions d’hectares de territoires amazoniens attendent d’être reconnus comme étant la propriété collective des populations autochtones – un processus appelé « titularisation » – qui y vivent depuis toujours, en harmonie avec leur environnement. En l’absence de cette « titularisation », et encouragées par les lois laxistes du gouvernement et la corruption, les entreprises exploitent tout ce qu’elles peuvent sur ces vastes étendues de non-droit. Dans le cas de la forêt, le Pérou réussit ainsi l’exploit de permettre à l’exploitation officieuse de bois de générer une manne d’argent une fois et demie supérieure à celle des exportations légales.
En 2002, le gouvernement péruvien distribuait une grande partie de l’Amazonie à des entreprises, sous forme de concessions forestières, sans reconnaître les communautés qui y vivaient. Les habitants de Saweto ont perdu plus de 66 000 hectares de forêt. La petite communauté a dès lors commencé à se battre pour ses droits : en 2003, elle a été reconnue comme une communauté indigène, mais le titre de propriété collective du territoire n’a jamais suivi. « Depuis les meurtres, nous sommes déjà venus trois fois à Lima dans cette optique, sans obtenir de résultats concrets », déplorent Julia Pérez et Ergilia Rengifo, deux des veuves des leaders Asháninka assassinés. « Grâce à cela, nous pourrions dire que ces terres sont les nôtres et que personne ne peut y rentrer », expliquent-elles.
« Je me battrai jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’ils me tuent aussi »
Les trafics continuent. Les autorités, malgré les nombreux signalements d’extraction illégale de bois faits par les Asháninka, ne bougent pas. Au risque de leur vie, Edwin Chota et ses compagnons assassinés avaient pourtant continué à documenter les exactions commises sur leurs terres. L’an dernier, ils avaient pris des images des forestiers illégaux et géolocalisé leur position. En retour, on leur avait promis des morts à Saweto (ils ne pensaient peut-être pas qu'il s'agissait d'eux-mêmes ! NdTémoin)… En l’absence de protection de l’État, et quand le danger est trop grand, les Asháninka péruviens se réfugient chez leurs « frères » du Brésil, où la situation est bien différente. Là, la « titularisation » des terres a eu lieu en 1992, et les communautés reçoivent l’appui de l’armée pour défendre leur forêt. En vingt ans de sécurisation du territoire, les Asháninka brésiliens ont pu construire une activité économique durable, qui respecte leur forêt. « Ce sont deux Amazonies différentes : le côté péruvien expérimente aujourd’hui ce que le côté brésilien a réussi à dépasser il y a deux décennies », constate David Salisbury. Une étude, publiée par l’ONG américaine Environmental Defense Fund et l’organisation Woods Hole Research Center, confirme ce besoin de protéger les forêts présentes sur les territoires indigènes : les chercheurs ont montré que ces forêts autochtones renferment près de 33% du carbone stocké dans toute la zone amazonienne. « C’est plus de carbone que ce qui est stocké dans certains des pays parmi les plus riches [puits] de carbone, comme l’Indonésie ou le Congo », explique Wayne Walker, un des auteurs de ce travail. Plus de 40% de ces territoires indigènes sont cependant menacés. S’ils venaient à disparaître, la quantité de carbone alors relâchée accélérerait l’emballement de la machine climatique… Ergilia López, qui a accouché il y a vingt-deux jours d’un petit garçon, répète qu’elle n’abandonnera pas le combat de son mari assassiné. « Les investigations pour découvrir les responsables des crimes, ainsi que pour aller chercher les corps de nos maris sont bloquées (le corps d’un des quatre assassinés n’a toujours pas été retrouvé et après plus de trois mois passés dans la jungle, il est improbable qu’il le soit désormais un jour, ndlr). Nous exigeons la justice pour nos familles et notre communauté. Je me battrai jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’ils me tuent aussi. Ils ne comprennent rien à la forêt, tout ce qu’ils font, c’est la détruire. C’est nous qui la protégeons ».
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