LE MARRONNAGE RACONTÉ AUX ÉLÈVES + bonus : La vidéo
14/11/2020
Jeudi 05 novembre de 9h à 11h30, ATK An Tras Klarté Web-TV était en Direct du Lycée Claudie Haigneré de Blanzy en Saône-et-Loire, pour une émission spéciale sur le marronnage.
Voici mon intervention auprès des lycéens d'Ulis du Lycée Haigneré. Naturellement en vidéoconférence, situation sanitaire oblige !
Pour suivre cette conférence, vous avez le choix entre la lecture du texte ci-dessous et le visionnage de la vision conférence en fin de cet article
Tout d'abord, commençons à préciser les objets dont on parle :
- L’esclavage, corollaire (et cause) du marronnage
L'esclavage est l'état imposé par des hommes à d’autres hommes qui se trouvent alors sous la dépendance absolue d'un maître qui a la possibilité de les utiliser comme un bien matériel. L’esclave est de fait sous le coup d’une privation complète de sa liberté dans le but d’être soumis à un travail forcé non rémunéré.
- Juridiquement celui-ci est considéré comme la propriété de son maître. À ce titre, il peut être acheté, loué ou vendu comme un objet.
- Par extension
Le terme esclavage désigne un système socioéconomique fondé sur la privation de liberté et l'exploitation de personnes qui constituent une classe d'esclaves.
- La traite (négrière)
La traite des esclaves est le commerce d'individus préalablement privés de liberté. Ce commerce comprend trois phases principales : achat ou enlèvement, transbord puis revente aux colons.
- Le servage, les serfs
Bien que le servage et l’esclavage obéissent à une même logique (une main d’œuvre corvéable à merci et presque à coût zéro), les deux systèmes ne sont pas identiques. Le servage (du latin servus, esclave) peut être défini comme une institution socioéconomique ayant perduré en Europe occidentale pendant tout le moyen-âge et en Russie jusqu’au début du XXè siècle. La différence vient de deux critères au moins : tout d’abord, le serf n’appartenait pas à un propriétaire mais était attaché à un territoire, le domaine du seigneur par exemple ; en outre, comme par contrat tacite, le Seigneur devait assistance et protection aux serfs.
Quelques précisions :
- L'esclavage a été une pratique fréquente…
Fréquente voire courante au cours de l'histoire et chez de nombreux peuples (en Égypte, dans la Rome antique, au Moyen-Orient, en Afrique, en Chine et plus largement en Asie, tout comme aux États-Unis et dans les colonies occidentales...).
- L’esclavage a été un système économique
Entre le XVIè siècle et le XIXè siècle, la traite qui a importé d'Afrique noire plusieurs millions d'esclaves a permis un développement rapide du Nouveau Monde (nommé comme tel mais qui n’était en fait qu’un monde alors méconnu) et des économies européennes (Espagne, Portugal, France, Pays-Bas, Angleterre et d’autres), grâce à une main-d’œuvre déportée, totalement privée de liberté et corvéable, donc bon marché.
Mais si, au cours de l’Histoire, ce système a pu prendre cette d’ampleur, tant dans la durée que dans le nombre (difficile à évaluer) des personnes mises en cet état (vingt Millions ?), il faut rappeler que la mise en esclavage a été le socle de toutes les sociétés dominantes depuis au moins le premier millénaire avant notre ère.
- Anciennement
Ce terme pourrait avoir deux origines : il viendrait d’un mot espagnol ancien, emprunté à la langue des Amérindiens d’Haïti : cimarrón, qui désignait à l’origine un animal domestique qui s’échappait de sa ferme ou de son enclos pour retourner à la vie sauvage.
Il pourrait provenir aussi du mot espagnol marro dont l’un des sens est « trahison », « mauvais coup »…
Le terme Marron pourrait donc avoir emprunté sa signification aux deux origines.
- Par extension
Ce terme s’est appliqué aux esclaves, le plus souvent africains ou d’origine telle qui s’évadaient des plantations des Amériques, des Antilles ou des Mascareignes pour retrouver leur liberté et échapper au travail forcé et aux mauvais traitements tels que le fouet, la torture voire le meurtre. On parlera alors de Nègres marrons, voire tout simplement de Marrons.
Une colonisation en trois phases, trois processus
C’est tout d’abord l’arrivée d’envahisseurs et de missionnaires qui vont soumettre et évangéliser les autochtones, avec les conséquences désastreuses que l’on peut imaginer sur les cultures et les organisations sociales de ceux-ci.
Ce sont les maladies, ensuite, importées par les Blancs : les Amérindiens, qui n’étaient pas immunisés contre des virus et des bactéries comme la coqueluche, la rougeole ou la variole qui sévissaient depuis des millénaires dans l'Ancien Monde, auraient été foudroyés par des épidémies dès l’arrivée de colons, jusque dans les territoires apparemment peu peuplés de l'intérieur. Sans préciser avec certitude l'ampleur de l'impact des maladies infectieuses chez les Amérindiens, le taux de mortalité aurait atteint 90 pour cent pour certaines populations durement affectées.
Il est sûr que ce processus a commencé dès les années 1 500 et a emporté des centaines de milliers de vies. Pour ne parler que de la Guyane dite française, la population amérindienne se montait au moins à trente mille individus au moment de l’arrivée des premiers Européens. Actuellement, au XXIè siècle, on peut l’estimer autour de six mille personnes, sans doute grâce à l’offre de soins actuelle (mais récente et largement insuffisante : deux hôpitaux pour un territoire grand comme le Portugal) que procure un pays du Nord tel que
la France et qui relève ainsi peu à peu l'effectif
de sa population autochtone. Quel en serait le nombre, sinon ?
Le troisième processus que l’on voit se dérouler est l’arrivée progressive, tout d’abord, puis de plus en plus constante de captifs noirs destinés à l’esclavage.
C’est la fin du prélude, la scène est prête.
Si l’on considère les conditions de capture (parfois loin dans l’intérieur des terres africaines, à plusieurs jours de marche), d’acheminement puis de transbord des Africains hommes, femmes et enfants destinés à l’esclavage, l’on ne peut que s’interroger sur leur capacité à survivre : meurtris profondément dans leur chair et dans leur esprit, affamés, assoiffés, éreintés par la marche entravée par les chaînes, hommes séparés de leurs femmes, mères séparées de leurs enfants sevrés, épouvantés devant des « Blancs anthropophages », etc.
Comment imaginer rester vivant et actif avec une telle pression ?
Sur les navires de traite, les transportés étaient le plus souvent séparés, les nationalités et les langues parlées mêlées afin qu’ils ne puissent pas se comprendre et fomenter des révoltes. Mais l’on ne peut pas complètement écarter des hypothèses selon lesquelles certains clans pouvaient se reconnaître entre eux, et même communiquer.
Il est un autre facteur, déterminant : chaque esclave, chaque Nègre, chaque Africain a
voyagé en emportant avec lui ses dieux, seuls recours contre le désespoir, mais également unique source de force de vie. Il n’était pas un seul d’entre eux qui n’espérât, soit après sa mort terrestre, soit par toute autre forme d’intercession spirituelle ou divine, rejoindre l’Afrique.
Si les sociétés marronnes de Guyane et du Suriname sont ici notre objet d’étude, il se trouve que, outre celles-ci, d’autres communautés du même type ont perduré également. On les trouve au Brésil, au Guyana, en Colombie, au Honduras, à la Jamaïque et au Mexique, à San Lorenzo de los Negros, dans l’état de Veracruz. Tout comme sur le Plateau des Guyanes, elles habitent généralement sur les bords des fleuves qui constituent les seules voies de circulation en forêt profonde.
Les plantations des colons hollandais passaient pour être parmi les plus féroces envers leurs esclaves : fouet, mutilations, torture (sel versé sur les blessures causées par le fouet, sans oublier la mort, par pendaison ou tout autre moyen (les chiens chasseurs de Nègres). Pour survivre, il fallait partir. La marche forcée à travers la jungle… pour quitter la plantation, pour y revenir plus tard pour se procurer de la nourriture, des armes et enlever des femmes esclaves… Libérées, elles seront les épouses et les mères des premiers enfants nés libres, même si cette liberté est toujours à disputer aux planteurs sauvages comme aux chiens molosses et aux chasseurs d’hommes qu’ils envoient à leur poursuite…
Des sociétés matrilinéaires et polygames
Dans ce danger permanent, cette proximité incessante avec la mort, la priorité est d’avoir des guerriers. Et de futurs guerriers ; et de futures mères de futurs guerriers. Alors, on fait des enfants, beaucoup. Point n’est besoin de parité. Dans cette fréquentation perpétuelle du combat et de la mort, un homme peut féconder plusieurs femmes. D’ailleurs on venait souvent de pays ou de provinces d’Afrique déjà converties à l’Islam. On ne faisait donc souvent que reconduire une pratique auparavant installée dans les régions d’où l’on venait… De même, une femme prendra un autre homme pour remplacer celui mort au combat. L’objectif final étant la survie de la communauté. Plus tard, les enfants iront combattre à leur tour et, si l’on survit, ils pourront nous prendre en charge lorsque l’on sera âgé(e).
C’est cette organisation qui a traversé les siècles et qui perdure encore de nos jours. Actuellement, il n’est pas rare de rencontrer un homme possédant plusieurs épouses (4 ou 5) et ayant donc possiblement 20 à 25 enfants. Il n’est pas rare, non plus, de voir une femme vivant avec son troisième ou même quatrième mari, soit parce qu’elle a été abandonnée par un précédent, soit parce qu’elle-même l’a chassé.
On voit bien ici que le mode d’union entre hommes et femmes n’est autre que l’un des héritages du marronnage, et que, de ce côté, il ressort du fonctionnement traditionnel.
Qui sont les Marrons, actuellement ?
Ils sont les descendants des esclaves qui se sont échappés des plantations et qui ont choisi la lutte plutôt que la soumission aux colons.
Avec des itinéraires différents, parfois opposés, toujours difficiles, des itinéraires que n’épargnèrent en effet ni les guerres fratricides, les trahisons parfois entre marrons eux-mêmes, ni les errances en quête d’asile, ni les migrations en vue de trouver de nouveaux lieux d’implantation ou d’autres moyens de subsistance, les Marrons se désignent néanmoins souvent par le vocable général de Businenge (litt. Nègres des bois).
De nos jours la plupart des populations businenge ont gardé leurs structures sociales et les habitudes de vie qui rappellent l’Afrique :
La forêt (la jungle) est leur habitat naturel mais leurs lieux de vie (villages) se trouvent en bordure des fleuves. Il faut dire que la Guyane est posée sur l’Équateur et que la saison des pluies dure entre 7 et 8 mois. Les fleuves sont donc immenses et il n’est pas rare que, comme dans toute l’Amazonie, ils fassent plusieurs km de large à leur embouchure. Il n’est donc pas étonnant que, comme les Amérindiens, la pirogue soit le principal moyen de transport. Leur mode d’alimentation est varié car ils sont chasseurs-pêcheurs-cueilleurs.
Ce mode de vie, ils l’ont gardé jusqu’à aujourd’hui. Cependant, des menaces pèsent sur leur culture. Quelles sont-elles ?
Des mesures sociales à effet négatif
Trois constats sont ici à poser : Le premier, le plus flagrant, en premier lieu, est une mutation démographique. Peu à peu les villes de la bande côtière, où se trouve rassemblé l’essentiel des richesses importées de la lointaine métropole, tout comme se trouve concentrée l’offre en matière d’emploi, vont se voir « gonflées » de populations mouvantes, migrantes, fugitives ou tout simplement mobiles qui, bon an mal an, vont faire souche dans des conditions parfois assez « limites » : des camps de « personnes provisoirement déplacées » pour ne pas dire « réfugiés », comme lors de l’exode provoqué par la guerre civile (1986-1991) chez notre pays voisin le Suriname.
Notons l’arrivée actuelle de nombreux Haïtiens fuyant un pays peinant à se relever après des décennies de dictature Duvalier puis d’incompétence des gouvernants et, pour couronner le tout, maintenu dans la dépendance de l’aide humanitaire après le tremblement de terre de 2010. On peut évoquer également l’arrivée encore récente de Syriens et de Palestiniens qui dorment sous des tentes en pleine ville à Cayenne.
Cela a pour effet de voir fleurir, à la périphérie des principales villes de Guyane (Cayenne, Saint-Laurent, Kourou…), ces quartiers dits « d’habitat spontané » pour lesquels, encore à l’heure actuelle, les responsables politiques n’ont pas cherché d’alternative à la démolition et à l’expulsion. Mesures inefficaces s’il en est, car aussitôt les planches et les tôles ondulées sont-elles à terre que d’autres sont réassemblées parfois à seulement quelques centaines de mètres de distance.
En deuxième lieu, des mesures sociales comme l’école obligatoire ou bien les allocations octroyées par la CAF, bien que créée tardivement – 1979 – en Guyane, puis le versement du RMI (désormais RSA) entre autres prestations vont participer de la fixation des populations dans ces fameux quartiers pudiquement nommés « habitat spontané », d’une insalubrité qui semble d’un autre temps pour un observateur européen occidental. Les bidonvilles qui ont perduré en France hexagonale jusqu’au milieu des années 1960 n’avaient rien à leur envier. De plus, alors qu’autrefois, on ne mourait pas de faim en Guyane, à présent on ne chasse plus, on ne pêche plus, seules quelques femmes continuent de cultiver l’abattis.
Mais ce chapitre des attaques de la modernité ne saurait être complet sans un regard sur « l’École de la République » qui est pourtant un levier à vocation égalitaire, s’il en est.
Notons cependant que, dans l’Ouest guyanais et principalement sur la rive droite (française) du Maroni, où la population est essentiellement businenge :
- 70% de la population a moins de 25 ans ;
- parmi ces jeunes, 80% sont non-francophones ou n’ont pas le français comme langue première ;
- un millier sont non-scolarisés (hypothèse basse) ;
- près de 70% quittent le système scolaire (prématurément ou non) sans qualification ni diplôme ;
- 50% de jeunes sortis du système scolaire, prématurément ou non, diplômés ou non, restent sans emploi ;
- enfin, il faut noter que les jeunes Guyanais basculent davantage vers l’inactivité que l’emploi ou le chômage.
- enfin, il faut noter que les jeunes Guyanais basculent davantage vers l’inactivité plutôt que vers l’emploi ou le chômage. Cela veut dire qu'ils échappent à tout « traçage ».
En troisième lieu, l’évangélisation à outrance de populations que l’on va « débusquer » jusqu’au plus profond de la jungle et qui a remplacé la conversion catholique forcée pratiquée largement du temps de l’esclavage. C’est ainsi que, peu à peu, l’on voit des églises et des temples s’ériger dans les communes de l’Intérieur, principalement dans les bassins du Maroni, à l’ouest, et celui de l’Oyapok, à l’est.
Moins touchés au départ que les Amérindiens, les Businenge sont à présent fort impactés également, du fait d’un phénomène encore récent qui est la fréquentation des villes. Celles-ci, en effet, ont toutes un maillage religieux serré et très diversifié. « L’offre », dynamique et agressive, consiste en un éventail très large allant des Catholiques les plus traditionnels aux Évangélistes les plus radicaux, en passant par les Témoins de Jéhovah, les Adventistes du septième jour, l’Église du plein évangile, l’Assemblée de Dieu, la Mission évangélique et d’autres encore, sans oublier des assemblées brésiliennes de toutes obédiences, traditionnelles ou sectaires. Cela ne peut pas manquer de détruire le tissu social lorsque, dans un village ou un bourg de l’Intérieur, sont installées parfois deux institutions religieuses différentes, par exemple une église catholique et un temple pentecôtiste. Les prêtres ou pasteurs redoublent d’ardeur prosélyte, les familles se déchirent… ce d’autant plus que les Anciens restent fidèles à leurs croyances traditionnelles.
Le marronnage est un levier identitaire intense. Il porte tout d’abord un enjeu mémoriel très fort : ne jamais oublier les souffrances et les sacrifices liés à l’esclavage qui ont amené des individus à refuser, à résister, à combattre, mais aussi inciter les bakapikin, les générations à venir, à dépasser l’horreur et la souffrance pour arriver à une réflexion apaisée de toute velléité belliqueuse, condition incontournable pour installer la stabilité sociale au sein de leur communauté. Ce dont nous parlons ici, c’est bien de cohésion sociale, de jubilation devant l’évidence d’être en vie et de jouissance face à la liberté acquise.
Plus nous regardons, plus il nous semble évident qu'une nouvelle phase de marronnage s'appuyant sur des pratiques différentes va devoir se mettre en œuvre, sous peine de dispersion identitaire par assimilation. Le prêt-à-penser et le consumérisme (les nouveaux téléphones, les nouveaux lecteurs tout comme le caddy rempli chaque 10 du mois sont en passe de devenir les nouveaux ennemis du Marron contemporain.
Vous pouvez toujours suivre cette conférence en vidéo :
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