FERFI TEMBE, LE TEMBE PEINT
05/08/2018
L'Histoire écrite et l'oralité ici s'accordent pour assurer que dès les tout-premiers temps de la Traite un refus viscéral de la soumission a explosé partout ou sévissait l'esclavage. On parle ici et là de petit et de grand Marronnage, de sabotages, de révoltes et de fuites éperdues dans la forêt. Ce sont les paroles des premiers temps, les récits du Loweten : des histoires fertiles du marronnage, sources de mille savoir-faire propres à ces temps anciens.
Puis il a fallu recomposer, patiemment, de nouveaux modes de relations, et de communication. Jamais sans doute l'estime de soi n'a-t-elle autant été en danger que lors des situations extrêmes vécues par ces gens. Ces savoir-faire issus de la fuite, chargés de vigilance, appelaient chaque jour une nouvelle créativité. Et d'abord sans doute pour communiquer, passage obligatoire pour qui est entré en résistance…
Il y a tout juste 65 ans, en 1953, commémorer les Abolitions n’avait pas encore le sens qu’on lui donne aujourd’hui et aucun Crime contre l’Humanité pour la Traite Atlantique et l’Esclavage n’avait encore été dénoncé.
Cette même année l’UNESCO publiait un ouvrage magistral de Michel Leiris « Les Nègres d’Afrique et les Arts sculpturaux ». Dans cet ouvrage, une phrase parvient jusqu’à nous comme un héritage du regard : « le sculpteur Africain ne crée pas une forme, il enlève ce qui la cachait ». À cette époque il n’y a guère qu’au Rijks Muséum à Amsterdam et au Musée des Arts d’outre-mer à la Porte Dorée à Paris où les Nègres Marrons des Guyanes, en tant que sculpteurs, révélateurs de choses cachées comme leurs pairs Africains, sont exposés à travers quelques œuvres remarquables et – d’ailleurs – souvent reproduites.
On s’accordait alors à présenter cela comme un art Primitif, puis « Premier », voire un artisanat populaire où ces pagaies, petits bancs, tout cet ensemble d’objets de la vie quotidienne, calebasses, plats à vanner le riz, planches à laver ou à grager le manioc, ne révélaient guère que des motifs géométriques, des symboles et des signes encore peu interprétés. En effet, à l’époque, personne encore ne s’était attaché à une lecture critique de ces objets et à la signification de ces motifs. Et d’ailleurs en ont-ils une ?
C’est en 1954 que la Fondation Prince Bernard des Pays-Bas finance un petit livre dû à un amateur éclairé, pas un ethnologue, même pas un anthropologue, mais un collectionneur… Un Monsieur nommé Munstlag qui ne mettra d’ailleurs jamais les pieds au Suriname. Il va interroger des mois durant la diaspora Surinamaise aux Pays-Bas en ces années-là. Il faut rappeler qu’en ces années-là, le Suriname était encore une colonie des Pays-Bas (la Guyane hollandaise), dont l’indépendance ne viendra que plus de 20 ans plus tard, en 1975. Munstlag est le premier à donner, à notre connaissance, une possible lecture des motifs des objets déposés ici et là dans les Musées et chez les particuliers, très nombreux.
Il compose donc une grille d’interprétation assez basique mais appuyée de proverbes ou de sentences, une façon d’ailleurs très africaine de procéder, que nous verrons reprise par nombre de nos tembeman. Cela n’échappe pas à la même époque à l’ingénieur géographe Jean Hurault qui dans son célèbre ouvrage « Africains de Guyane » parvient à un travail très similaire. Il y décline ce qu’il a observé chez les Aluku du Haut Maroni, et là encore, exemples à l’appui, il découvre le sens à peine dissimulé des compositions et des figures de ce que tout le monde appelle donc le Tembe.
Le tembe, qu’est-ce que c’est ?
1. Koti Tembe : le Tembe sculpté se reconnaît par le bois scarifié au couteau, mais aussi dans les travaux d’aiguille, dans la coiffure et diverses ornementations.
Chaque trait, chaque forme selon Hurault renvoie à un code. Et ici, tel Leroi-Gourhan juste avant lui à Lascaux, il décèle dans chaque flèche, chaque trait un phallus et dans chaque cercle ou ovale un vagin, jusqu’à l’obsession. L’Art sculpté des Marrons de Guyane serait donc en grande partie une célébration jubilatoire du vivant. Un paradigme de la liberté recouvrée, débarrassée de croyances métaphysiques inutiles. En cela, ni Munstlag, ni Hurault n’en rajoutent.
À leur suite il semble bien que la sculpture des Nègres Marrons de Guyane ait été catégorisée comme l’expression joyeuse de la Liberté. Ni rancœur, ni rancunes. Keti ben koti : les chaînes ici ont été brisées.
C’est dans les années 1960, que les premiers objets peints, le Ferfi Tembe, semblent apparaître et surgir peu à peu sous le regard étonné des visiteurs de la vallée du Maroni. En Guyane, c’est à la suite de l’incontournable « Grand chef blanc », le Préfet Vignon (Guyane de 1946 à 1976), accompagné souvent des grands de ce monde, que les premiers tembe peints partent à la conquête du regard universel. De nombreux objets coloriés s’échangent, s’offrent et se ramènent comme des souvenirs de l’Artisanat local.
De fait, les objets du Maroni s’imposent comme une nouvelle expression encore jamais décrite. Non-plus des traces de roucou ou de pemba ou encore de noir de marmite avec tous les dégradés sur les objets, mais de belles couleurs acryliques avec des contrastes juxtaposés. Des pagaies, mais aussi des têtes de pirogue, des frontons de cases, des portes, de grands motifs quasi-architecturaux. Immédiatement reconnaissables. Ici transposés par la forme et la couleur, revoici les signes et symboles du Koti Tembe (Tembe scultpté) : les kenki futu (les jambes emmêlées), les (bosi) baisers, les sitali (étoiles), les derbi lobi (amour éternel), les mutyo olo (tourbillon), tongo nanga tifi (la langue et les dents) et autres tyobo uma (femme négligente…) un vrai Kama-Sutra Guyanais.
Assez loin tout de même de la minutie des explications d’un Hurault, les peintres modernes disent et désignent la complémentarité des contraires, la juxtaposition des opposés : voici l’homme, voici la femme et ici, ce qui les distingue, et là ce qui les unit. Il n’en faut pas davantage pour y voir donc confirmée cette libre expression coquine, voire libertine au quotidien sur le Maroni.
Jusqu’à présent, reconnaissons-le, le tembe peint ne semble pas vouloir démentir cette interprétation érotique, même si la géométrie et la symbolique mieux connue désormais du Marronnage laissent une liberté infinie à tous les discours. Il est vrai qu’à cause de cela pendant longtemps le tembe peint n’était pas divulgué aux enfants, eu égard à la morale importée par les occidentaux et principalement les religieux. Cela a évidemment beaucoup changé puisque le Tembe est maintenant pratiqué et transmis parfois dès l’école primaire. Autres temps, autres mœurs.
Reconnaissant de fait l’apport des militaires avec leurs pots de peinture – ils avaient pris l’habitude, lorsqu’ils repeignaient leurs pirogues, d’abandonner leurs fonds de pots aux Businenge – non seulement dans l’évolution de cet art mais aussi dans sa divulgation, les choses vont aller de soi si l’on peut dire. On s’émerveille devant cet artisanat « ripoliné » comme on le dit à l’époque. Cette interprétation élémentaire, séduisant de toute façon les visiteurs de passage, et le tembe peint – appelé parfois « artisanat Bosch » ou « art primitif du Maroni » – va aisément trouver sa place à côté des objets-souvenirs, tableaux de papillons et miniatures de la fusée Ariane.
Ce n’est que dans les années 1970 que certains, tel Pierre Servin dit « Charlot », vont proposer de nouvelles approches pour ce qu’on commence à considérer comme l’expression contemporaine d’un héritage Guyanais encore méconnu. Apparaît alors le mythe d’une symbolique plus mystérieuse qu’un simple accouplement exotique, symbolique reposant sur un authentique esprit philosophico-esthétique. Dès lors, une espèce de polémique s’installe à propos du tembe peint, de Paramaribo à Cayenne, car de plus en plus d’objets circulent et de grandes compositions complexes sont visibles ici et là. Des Écoles de style se révèlent : les œuvres de Da Pandaï sur le Tapanahoni, celles de Da Ingisi Moni, celles de Da Ceder, de Dikan, de Lamoraille pour ne citer que les plus connus et leurs actuels disciples, les Dimpaï, Amete, Petrus, Adiejontoe, Dinguiou, Pinas, Doc Miranda, Carlos Adengue et des dizaines d’autres…
En quelques trois décennies le ferfi tembe, le tembe peint s’exprime librement presque partout et se trouve très vite exposé lors de grandes manifestations significatives dans la Caraïbe, puis en Europe, aux USA et dans le monde entier.
Le tembe est le langage de l’expérience issu de l’usage rituélique et fonctionnel de la règle, du compas et du couteau. C’est le langage des bâtisseurs, le langage des charpentiers. Il est un art total que seule l’expérience donne à connaître. Quiconque regarde un tembe, que ce soit un objet ancien, parfois presque effacé, ou contemporain, éclatant de couleurs vives, reçoit un message : le monde à un sens et l’homme libre en est l’architecte. Un sens qui forme la relation à soi et à l’Autre et qui procure une émotion à chaque fois nouvelle. Cette émotion que procure l’alliance lumineuse de la force et de la beauté.
Ces peintures, un temps composées de pigments primitifs (pemba, roucou, noir de fumée, donc blanc, rouge et noir…), à l’heure actuelle livrées à l’infini des possibilités de la palette (rappelons-nous les fonds de pots de peinture des militaires), expriment donc toujours l’intention du tembeman, que l’on veut croire identique depuis les premiers temps du Marronnage, puisque cet art fait un flambeau de chaque objet portant un tembe, une torche portée d’âge en âge qui éclaire toujours un chemin de liberté.
À présent la polémique relative aux interprétations de la symbolique a pris du corps et les interrogations se font plus précises, plus profondes. Déjà il ne s’agit plus d’artisanat, car en dehors des petits objets ou des artefacts, genre souvenir typique, il s’agit désormais d’Art. Un art ethnique ? Un art africain recomposé ? Un art populaire contemporain ? On en discute, on en dispute et les controverses sont toujours d’actualité.
De fait, les Tembeman adorent cette polémique et la plupart s’en amusent et en rajoutent volontiers. Ceci étant dit, ils parlent d’eux-mêmes, de leur art, de leur vie. Les œuvres désormais ont un titre et sont signées. Il ne s’agit donc plus d’artisanat tribal et anonyme, mais d’un Art. Contemporain et Populaire. Alors, naturellement, certains anthropologues, sociologues et autres bavards de l’Afro-Amérique réfutent, contestent et minorent. Et il faut reconnaître que les seuls et importants ouvrages connus en français sur le Tembe et sur ce que d’aucuns appellent les « Arts Marrons », sont ceux de l’incontournable couple Richard et Sally Price. D’où la nécessaire existence de l’ouvrage-catalogue que vous pourrez consulter et acheter dans un moment.
La collection Mama Bobi, riche de plus d’une centaine de pièces, est l’œuvre du Maitre Antoine Lamoraille et de Gérard Guillemot. En quelques 35 ans, disent-ils, « nous avons vu passer plus d’un millier de tembe peints, sous nos yeux. Notre regard en a sélectionné environ 400 et nous en avons choisi une centaine que nous présentons de par le monde dans une optique muséale ».
Mama Bobi encourage les artistes, ferfi tembeman contemporains dans les quartiers, les kampu et les villages à poursuivre cet élan de création. En ce sens Mama Bobi cherche sans doute à assumer pleinement cet héritage des sculpteurs Nègres venus de l’autre côté de l’eau salée et transmis à leur descendants et ici sublimé par le Marronnage : « le Beau comme le Vrai exigent la Liberté ».
D’où l’importance du regard sur la chose regardée.
Affûtons-le donc, notre regard...
Dès la fin des années 1960, la vallée du Maroni témoignait déjà de l'éclatante créativité des Ferfi Tembeman. (Peintres Tembe). Portes, fenêtres, frontons de cases, avancées de pirogues, pagaies, bancs, etc. portent des compositions colorées originales.
Inspirées des motifs traditionnels jusqu'ici sculptés, les entrelacs (aponsi), les « figures classiques » d'une géométrie nommée et interprétable agencent des œuvres uniques, datées, signées et le plus souvent titrées.
Illustrant l'abstrait des compositions, ces titres, poétiques, proverbiaux, sentencieux parfois sont comme autant de clins d'œil du peintre à son public. « L'important est dans le regard, pas dans la chose regardée ». Mais…
Dès le début des années 1970, des amateurs éclairés commencent à collectionner des œuvres réalisées sur leur support d'origine, puis sur des bois ou des toiles préparées à cet effet. À la fin de cette décennie révolutionnaire partout dans le monde, un art populaire contemporain, le ferfi tembe est né.
Le tembe-peint inspire les voyageurs.
Il séduit les touristes, et trouve son public sur le marché de l'Art contemporain.
Les œuvres « ripolinées » se découvrent un peu partout sur le Tapanahoni, le Lawa, le Maroni et les villes côtières. Un mythe moderne s'élabore aussi. Le Marronnage n'est-il pas l'intelligence qui « marronne » vers la conscience ? Et celle du beau, du « moy », celle qui prime sur toutes les autres ? Le beau, ce concept, cette évidence, ce qui manquait précisément au monde esclavagiste. Et sans doute encore au monde colonial. Le beau, seule valeur qui, pour les Tembeman, pose le diagnostic (esthétique ?) d'une société libre, résistante et créatrice.
Je terminerai ici mon exposé en vous citant l'honorable Antoine Aouegui dit Lamoraille qui, dans les années 1980 prétendait résumer la Lutte des classes en une seule figure « cardinale » de la cohérence d’une démarche humaine émancipatrice : Bigi fu sama na sikin ma y membre nanga yu du. « La grandeur de l'Homme est dans l'accord de ses actes et de sa pensée » ; au-delà des apparences l’Homme est ce qu'il fait, il ne peut être que ce qu’il fait ! On croirait entendre du Malraux...
9 mai 2018
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