D’OÙ VIENNENT LES DÉCROCHEURS SCOLAIRES ? (2)
18/05/2022
Le système scolaire en vigueur en Guyane est le système français. La Guyane est un département français : Depuis toujours, ce système nie qu’il y ait la moindre différence entre un jeune Parisien et un jeune Guyanais, même s’il vient de l’une des communes les plus isolées. L’organisation scolaire est la même, les programmes et les manuels sont les mêmes.
L’enfant quitte sa famille entre trois et six ans et entre, comme tout petit Français, au cours préparatoire pour y apprendre à lire et à écrire. Mais à lire et à écrire quoi ? Le français, naturellement.
Or, le français, s’il n’est pas issu de la bourgeoisie créole ou du flux de fonctionnaires métropolitains, il l’ignore. Sa langue maternelle est soit l’une des langues issues du marronnage, soit une langue amérindienne, ou encore l'une des langues exogènes amenées par l’immigration…Cette simple remarque laisse entrevoir la population ciblée par la réussite scolaire en Guyane.
La Guyane est la région française la plus marquée par les disparités sociales
Quelques observations de cause à effet…
Les bassins de l’Est (Saint-Georges et Camopi en particulier) et de l’Ouest de la Guyane sont marqués par une faible attractivité économique pour les entreprises créatrices d’emploi, notamment celles des secteurs secondaire autre que de transformation des produits alimentaires et tertiaire. L’accroissement démographique exponentiel, l’insuffisance marquée d’infrastructures, ainsi que les difficultés d’accès induits par l’enclavement géographique, sont autant de facteurs désavantageant l’installation d’entreprises, mais aussi de services sociaux et d’écoles ou établissements scolaires qui se trouvent souvent dépourvus d’enseignants motivés sur ces territoires. Précisons également qu’ une part significative de la population ne parle pas français. Les efforts d’alphabétisation sont alors entravés par ce fort plurilinguisme et certaines minorités cumulent des situations de marginalisation sociale par le revenu, le logement, l’accès aux soins et aux services publics.
Si l’on entend par précarité l'incapacité des individus à jouir de leurs droits fondamentaux, Comment s’étonner, alors, de voir s’installer, au sein de certains groupes de population, un sentiment de « précarité transmissible » et ce tout particulièrement dès le plus jeune âge chez des enfants et des jeunes conscients très tôt que leur incapacité ou leur défaut de motivation à apprendre la langue française les place déjà en situation de relégation face aux savoirs qu’ils devraient acquérir ? L’inconfort, puis la démotivation, enfin l’auto-écartement sont le lot de ces enfants qui ne seront dorénavant plus des élèves.
Prématurément déscolarisés ou pas, en 2011 on évaluait à environ 60% des jeunes ceux qui sortaient du système éducatif sans diplôme.
Avec le programme opérationnel national français pour la mise en œuvre du Fonds social européen (FSE) pour l’emploi et l’inclusion en France métropolitaine au cours de la période 2014-2020, la France est censée avoir reçu 2,893 milliards d’euros du FSE en vue de soutenir l’emploi, la formation professionnelle, l’inclusion sociale et la lutte contre le décrochage scolaire. Un programme national en principe complété par vingt-deux programmes régionaux en métropole et huit dans les départements et régions d'outre-mer, auxquels le FSE contribuera à hauteur de 2,883 milliards d'euros.
La totalité des ressources du FSE destinées à la France s’est donc élevée à 6,027 milliards d'euros, y compris les 620 millions d'euros du FSE cofinançant le programme au titre de l’Initiative pour l’emploi des jeunes et le programme national d'assistance technique. Le FSE représente 41,7% du total du financement de la politique de cohésion attribué à la France[1], notamment :
- en proposant notamment des offres de conseils et de formations aux personnes peu qualifiées,
- en favorisant la mobilité des apprentis à l’échelon régional, national et parfois transfrontière (en Guyane aussi ? Ndlr),
- en contribuant à prévenir le décrochage scolaire, en identifiant mieux les jeunes « NEET[2] » et
- en donnant à ceux qui ont quitté l’école sans diplôme ou qualification une seconde chance de mettre un pied sur le marché du travail grâce à une expérience professionnelle ou à des stages (par exemple, garantie jeunes, École de la deuxième chance…).
Des milliards pour les décrocheurs, pour les sans-formation et les sans-emploi ! On peut se demander pourquoi cela quand dans les médias on entend à longueur de reportages et de journaux télévisés de « potentiels » employeurs se plaindre qu’ils n’arrivent pas à recruter !... Serions-nous un peuple de fainéants ? Enseigne-t-on la paresse structurelle à l’école ?
Les causes du décrochage sont ailleurs. Cherchons mieux, au-delà des fonds débloqués par des institutions européennes, menées par des hommes qui croient au pouvoir socio-thérapeutique de l’argent par la mise en place de mesures aussi brillantes par leur gabegie qu’affligeantes par leur inefficacité.
En conclusion de ma précédente chronique, j’écrivais : « De nos jours, c’est bien encore l’absence de prise en compte de l’histoire de Guyane et de ses spécificités qui est à souligner. Aujourd’hui, la scolarisation en Guyane reste encore marquée par ce passé ».
Nègre marron, qu’est-ce qu’un Nègre marron ?… « C’est un fugitif », me répondra-t-on. Le fugitif par excellence. Un peu facile, non ? Allons-nous nous résoudre à définir une personne par sa disparition ? Ajustons notre réflexion, aux confins du hors-sujet. Le Marron est un sujet en fugue, dirons-nous en utilisant une métaphore musicale, un sujet en contrepoint qui disparait pour mieux réapparaitre en contre-sujet, puis s’efface à nouveau pour mieux introduire un thème oxymorique à divers degrés ; se dissimuler pour apparaître, tuer pour ne pas mourir… Car le Marron ne fuit pas, il combat. Il n’est pas silencieux, il prépare une réponse. Le silence et l’invisibilité sont ses armes.
Chacun d’entre vous s’est peut-être parfois demandé pourquoi la parole des Marrons était souvent absente du débat public. Après tout, « on » leur a octroyé une carte d’identité, une carte de sécurité sociale ou d’AME, pour terminer en apothéose : la carte de fidélité du SuperU, qui permet de côtoyer les fils et les filles de ceux-là mêmes qui autrefois ont déshumanisé leurs ancêtres et de se mêler aux mêmes files d’attente. Pourquoi alors une parole publique si discrète ?
Je ne peux pas résister à l’envie de vous rapporter quelques réflexions qui circulaient il y a quelques jours dans un groupe de Marrons parmi lesquels je m’étais immiscé. La conversation tournait bien évidemment autour de la gouvernance des Blancs, un sujet que nous évoquons parfois entre nous, mais jamais, bien sûr en présence de Bakra… Trois sujets principalement étaient évoqués : la permis de chasse, dernière trouvaille des Blancs, le dynamitage des sauts[1] du Maroni afin de rendre le fleuve plus praticable, et, chose la plus aberrante à imaginer même si elle n’est pas confirmée : un permis de conduire nautique sur les eaux intérieures, autrement dit un permis de conduire une pirogue ! Voici de marronnes réactions, même si je vous les livre en raccourci :
- Un permis pour chasser ? Mon oncle m’a offert mon premier fusil quand j’avais treize ans ! C’est lui qui m’a appris à tirer… J’allais avec lui chasser des viandes de bois pour nourrir toute la famille ! Qui va me faire passer ce permis ? Je rigole !
- On va m’emm…der si je conduis ma pirogue ? Je connais chaque pierre, chaque rocher sous la surface, je connais la profondeur du « canal » pendant la pluie je connais les sauts pendant l’été. Mon grand-père m’a appris pendant les vacances scolaires…
Où il est, le Blanc qui va connaître le fleuve mieux que moi ? Où il est, le Blanc qui va me dire si je peux ou pas conduire ma pirogue ?
- Dynamiter les sauts ? Mais ils sont habités[2] ! Jamais on ne laissera faire ça ! On ne pourrait plus passer, même sans les rochers. Ce n’est pas possible ! C’est le séjour des esprits, ils n’y toucheront pas, on ne les laissera pas.
- Finalement, seuls quelques chasseurs sur la bande côtière ont profité de la période transitoire de deux ans où c’était gratuit pour passer le permis de chasser.
- Finalement, la législation sur la circulation fluviale est restée suffisamment floue au regard du principe de réalité des compétences locales/exogènes en matière de navigation et des besoin en approvisionnement des villages riverains que cette loi retourne, comme tant d’autres, au chapitre des données inutiles en annexe du code civil.
- Finalement, le Grand conseil coutumier a rendu un avis défavorable au projet « d’aménagement » du fleuve qui est pour l’instant ajourné.
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Ces témoignages sont éloquents à divers niveaux :
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Si la prise de parole des Marrons est toujours sobre, c’est que de tous temps la discrétion et la circonspection ont été leurs garanties de survie ;
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Le Marron a souvent un goût plus que modéré pour les mouvements de foule ;
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Même si le pacifisme semble lui être devenu naturel après des siècles de fosi ten, le temps des combats, le Marron n’oublie pas l’atavisme épigénétique hérité de ces époques où une vie pouvait être interrompue d’un seul coup et avec violence. Dans le cas où une situation serait perçue par trop provocante ou menaçante, une réaction violente pourrait ne pas être inattendue.
Vous me ferez remarquer à présent, avec raison, que je n’évoque pas encore les jeunes décrocheurs. J’y viens.
Le décrocheur est un Marron, vous me permettrez de le montrer.
Le marron, c’est d’abord un indocile, un être qui défie la réalité, c’est à dire l’ordre des choses imposé par le dominant. Et ce qu’impose le dominant, c’est l’assignation faite au dominé de tenter de lui ressembler mais surtout sans jamais y arriver complètement.
Ensuite, fuguer, ce n’est pas être mis en fuite, mais au contraire faire fuir le réel, afin de ne s’y laisser point prendre au piège que serait la quête incessante d’un modèle qui n’accorde aucune place, le fameux « I had a dream » restant à l’état d’un fantasme, celui des « Damnés de la terre ».
Le marronnage se définit avant tout comme un processus de dé-domestication, comme un ensauvagement créateur, comme une indocilité radicale. Cette indocilité se manifeste d’abord dans le corps : le marronnage est avant tout riposte inventive qui passe par des postures, des techniques corporelles, tout un savoir incorporé. Cible de l’appareil esclavagiste, le corps est le premier théâtre d’action réparatrice. La course folle du marron s’inscrit dans une culture insurrectionnelle du corps : corps à corps de révolte, corps suicidés, corps dansants, chantants, vibrants, tatoués, corps possédés.
Il est très intéressant de remarquer que beaucoup de ces jeunes marrons en voie de radicalisation, bien que ne connaissant pas leur
histoire (merci, l’école républicaine, une, uni-forme et indivisible!) reproduisent des pos-tures corporelles intemporelles qui inspirent l’auto-défense ou l’attaque, sans en avoir la
moindre conscience : il n’est que de regarder, au moment de prendre une photo, les positions des doigts qu’arborent ces jeunes : des positions que l’on a vues tout d’abord chez les rappeurs américains avant de les voir se répandre sur toute la planète, mais principalement dans les populations jeunes et noires.
À y bien regarder, n'a-t-on pas déjà vu cela chez les Asiatiques pratiquant des arts martiaux ? Comme certaines postures digitales désignant les griffes du félin prêt à attaquer, par exemple ; il y aurait donc une gestuelle aux acceptions presque planétaires, tout comme certains mythes sont universels ?
Bien au-delà d’une mode, cela doit nous alerter sur les postures de refus dont ces jeunes parsèment leur espace social. Ils ne nous menacent sans doute pas, mais ils nous avertissent par ces codes (que nous ne comprenons pas tous, avouons-le) de leur refus d’un destin qui ne leur convient pas. Ils nous préviennent : cette école ne leur convient pas, elle n’est pas leur école, même s’ils n’ont pas les mots qu’il leur faudrait pour nous en expliquer les raisons.
Que font-ils, alors ? Ils décrochent ? Non, ils marronnent.
OKadjani
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