LES MARRONS DE GUYANE FRANÇAISE, POPULATION EN EXIL ET DIEUX EN PÉRIL (4)
05/06/2014
Extr. mémoire de Mastère soutenu
par Maxime Thierry, mai 2014
L'on pourrait différencier les deux notions en observant que dans les sociétés occidentales, laïques ou non, les religions imposent une rupture afin de s'adonner à un culte qui impose des rites inscrits ou non dans le quotidien. Chez les Marrons Afro-américains il n'en est pas de même. La « religion » chez eux n'est pas religion en ce sens d'une part qu'ils n'acceptent pas ce terme, d'autre part qu'elle est étroitement imbriquée dans le quotidien, ce depuis les fosi ten car née du refus et de la révolte forgés par le système esclavagiste néerlandais et adaptés à celui-ci. Il en est résulté un modèle socio-culturel spécifique lié à leur univers profondément mystique.
Le témoin
Vaudou, candomblé, santerià, umbanda, macumba… nombreuses sont les religions afro-américaines au signifiant d'une grande portée dans l'imaginaire collectif, voir international.
Ce n'est en revanche pas le cas de celle des Marrons de Guyane en ce qu'elle n'a pas de nom. Cet aveu d'impuissance du signifiant place cette religion dans une démarche de résistance à devenir un sujet d'étude isolé où l'approche sémantique sera a priori inutile pour discerner la part du culturel du religieux. Difficile donc d'en saisir les contours. L'anthropologue Jean Bazin (1979), disait en outre des sociétés ne pouvaient être observées, qu'il n'en observait donc que des situations.
Si l'on parle volontiers en Europe d'omniprésence du religieux dans des sociétés pourtant laïques, la religion chez les Marrons n'est pas un domaine séparé ni séparable de la vie car elle en constitue l'armature. Elle est ce qui « charpente toutes les actions publiques et privées de l'homme » comme disait Amadou Ampâthé Bâ (1965) au sujet de la religion en Afrique dans sa préface à Textes sacrés d'Afrique noire.
Comme nous le verrons, la vie mystique profonde des Marrons est en effet totalement imbriquée dans la moindre démarche matérielle comme dans chaque parcelle de la vie sociale. Par-delà des gestes, des objets, des traces visibles, c'est un véritable mode de vie, une vision de l'existence reposant sur un cadre spatio-temporel modulable aux antipodes des traditions occidentales qui se dessine. Carlo Landveld [1], professeur de philosophie originaire de Maripasoula [2] me fit remarquer que les Marrons ne disent pas avoir une religion, mais différentes croyances. Dieux, esprits, ancêtres, génies… elles sont multiples. Multiples comme l'étaient les éléments constitutifs de la forêt dans laquelle leurs ancêtres trouvèrent refuge. Si une religion est bien ce qui relie une communauté de fidèles par des rites et des croyances, les croyances des Marrons quant à elles, relient bien plus que des fidèles entre eux. La religion renvoie également à des limites, que les croyances n'exigent pas.
Les Marrons partagent avec toutes les populations noires des Amériques, le fait d'être descendants d'Africains issus d'une immense zone géographique allant de la Côte sous le Vent (actuelle Guinée-Bissau) à la zone Loango (actuel Angola), réduits à l'état de servitude, puis emmenés de force dans une colonie de plantation par-delà l'Atlantique. Aussi toutes, malgré la coupure du cordon ombilical les reliant à l'Afrique surent user d'un « merveilleux pouvoir de création de nouveaux systèmes symboliques » (Bastide 1973 : 2) pour s'exprimer. En outre, le haut lieu du carnaval carioca qu'est la place Onze [3] à Rio de Janeiro, fait selon Arthur Ramos (1940) fonction de capteur de l'inconscient afro-américain. Ce qui en revanche distingue les Marrons des populations dites créoles du même espace géographique, est leur refus et résistance extrêmement précoces (1690) et adaptées au système esclavagiste mis en place dans l'ancienne colonie de Guyane hollandaise. De cette réponse découle la création d'un modèle culturel original de structure à la fois tribale, clanique et matri-lignagère, intimement lié à leur univers magico religieux.Langues des plantations et langues d'Afrique
L'Afrique exerce sur eux une certaine fascination comparable à ce que l'idée de « Guiné » représente pour le vodouisant haïtien : « Les morts, dit-on, s'en reviennent en Guinée et même, la mort n'est qu'un autre nom pour la vie. Le fruit pourrit dans la terre et nourrit l'espoir de l'arbre nouveau. » (J. Roumain 1944). Elle est la source de toute connaissance et de toute force et c'est le culte des morts qui en assure le lien.
Notons que contrairement aux afro-descendants haïtiens, cubains ou brésiliens, aucun nom de nation africaine n'est resté en mémoire des Marrons. L'aspect lexical fait d'ailleurs figure d'exception dans ce continuum culturel avec l'Afrique car à l'exception des langues ésotériques (ampuku, kumenti…), leurs langues vernaculaires, imposées du temps de la vie dans les plantations, reposent essentiellement sur une base lexicale européenne : l'anglais pour le nengetongo, et un anglais « partiellement relexifié en portugais » (O. Renault-Lescure & L. Goury 2009) pour le saamakatongo.
Si certains liens ont pourtant été faits avec les langues gbè d'Afrique parmi lesquels la présence des phonèmes « gba » et « gda [4] » utilisés dans le yoruba et le fan [5], ces langues ne comportent en réalité que 5 à 7% de traces lexicales de langues africaines. Elles répondent à un processus de création aussi anodin que soudain. Ce sont des productions sociales et culturelles, des langues de contact témoins des nécessaires relations linguistiques entre maîtres et esclaves, mais aussi entre individus d'origines africaines diverses. L'impératif de dispersion des ethnies sur les plantations contraignait en effet à l'usage du vocabulaire courant de la langue du colon, ce qui explique la pauvreté du vocabulaire africain dans le nengetongo. Il en fut en revanche tout autrement des langues ésotériques, langues ayant échappé au souci de communication du grand nombre et ayant pu être préservées par l'action de bossales initiés sur la terre d'Afrique. Le religieux définitivement, semble être un champ à part.
Dans le contexte pluri langagier de la Guyane, où l'on parle une trentaine de langues pour un territoire grand comme le Portugal (B. Migge & O. Renault-Lescure 2012), ces langues vernaculaires marronnes, si elles ne possèdent que peu de traces lexicales africaines, sont néanmoins aujourd'hui devenues un moyen de reconnaissance identitaire. A l'inverse les langues ésotériques, difficilement comprises et encore moins parlées par les jeunes, sont véritablement en voie de disparition.
Les 18, 19, 20 et 21 novembre 2013, la ville de Saint-Laurent-du-Maroni accueillit en grande pompe un colloque pluridisciplinaire ayant pour thématique les marronnages dans les Guyanes et l'espace caribéen. Si au cours de la troisième session, l'exposé de la sociolinguiste irlandaise Bettina Migge fut remarquable, nous retiendrons qu'à l'occasion de son intervention ayant pour titre « Le rôle des langues africaines dans la création et le développement des langues businenge », aucune allusion aux langues africaines dans leur dimension magico-religieuse ne fut faite. Or, la langue Kumanti par exemple mais d'autres également, accompagnent les Marrons dans leurs rêves et rituels et constituent en cela des langues de communication non avec les vivants mais avec les morts et les ancêtres [6]. Aussi, lorsque je projetterai en classe des extraits du film Bamako [7] à mes élèves de seconde bac pro et notamment celui où l'on voit le vieux paysan malien Zégué Bamba se livrer à une longue et intense complainte dans une langue qui doit être, sauf erreur de ma part du mandingue, j'entendrai mes élèves souffler : « A Papa taki Kumenti : L'ancien parle en Kumenti... ».
Un système où c'est l'Afrique qui s'exprime
Les Marrons sont dans leurs croyances et rites restés fidèles au fonds africain dont ils ont tiré leur système. Contrairement au domaine de la technique ou ils apprirent beaucoup des voisins Amérindiens, le spirituel ne fut pas partagé. Certains y voient un fonds de principes judéo-chrétiens. Si c'est le cas, c'est dans un système de pensée africain qu'ils furent introduits. Ainsi les conceptions métaphysiques et croyances influant sur leur vie sociale et individuelle sont en effet essentiellement issues d'Afrique. Elles sont une synthèse d'éléments majoritairement issus de peuples d'Afrique de l'Ouest : Mina, Fon, Ashanti, Yoruba ainsi que de quelques éléments congolais. Il semble que cette combinaison de principes et doctrines prit de prime abord naissance chez les Saamaka [8], puis passa respectivement chez les N'djuka, les Paamaka et enfin les Boni [9], ce qui expliquerait par ailleurs la grande proximité existant entre ces tribus dans l'organisation sociale et religieuse. Si de fortes personnalités durent considérablement influer pour dégager le nécessaire à la vie de la nouvelle société, cette nouvelle religion a dû néanmoins correspondre à une vision du spirituel partagée et commune à tous : « Rends-toi compte qu'il y a autour de toi un amalgame informe, 10, 20, 50, je ne sais combien… de royaumes ou pays d'Afrique. Nous ne savons même plus très bien d'où nous provenons » (Stephenson 2008). Chef de la paroisse de Grand Santi, le père Frédéric [10], natif du Congo Brazzaville, m'avoua à de nombreuses reprises combien il avait été surpris de trouver en territoire marron des rites liés au culte des morts ayant selon lui disparu d'Afrique depuis fort longtemps. D'après H.U.E. Thoden van Velzen et W. van Wetering, l'interrogatoire de la dépouille appelé Tsaï sama, est une ancienne tradition ouest-africaine qui a été conservée par les Marrons du Suriname. (1988 : 83). On trouve une tradition similaire appelée Ku-Kadi chez les Moba du Nord Togo notamment (P.Erny, D. Banlène Guigbile 2002). C'est la crainte endémique du wisi (sorcellerie) qui est à la base de ce rite funéraire consistant à soumettre le yorka ou esprit d'un mort à un procès destiné à révéler s'il avait ou non été un wisiman (sorcier). Il s'agit d'un véritable tribunal des morts en ce que l'issue du procès décidera si le yorka aura droit à une sépulture et viendra ainsi gonfler les rangs des ancêtres ou si son corps sera jeté en forêt sans aucune autre forme de cérémonie. L'extrait suivant est une description de ce cérémonial faite par le géographe Jean Hurault (1961) en territoire Aluku : « Le cercueil est porté sur la tête de deux hommes, les pieds en avant. Le mort est supposé pousser les porteurs en avant pour dire oui, et leur faire incliner la tête de gauche à droite pour dire non. […] La fraude peut exister dans des cas isolés mais dans la grande majorité des cas la bonne foi des porteurs ne fait aucun doute ; ils donnent des réponses contradictoires, vont en avant et en arrière interminablement, jusqu'à ce qu'épuisés, ils soient relevés par d'autres. […] Au début de l'interrogatoire, le tribunal cherche à s'assurer si le mort n'était pas un wisiman (un sorcier). Après avoir envoyé les porteurs à l'autre bout du village, le président de l'assemblée fait cacher deux jeunes gens dans des cases ; puis il fait appeler les porteurs, disant au mort : j'ai perdu Untel et Untel, trouve-les. Si le mort était un juste, il doit avoir acquis une lucidité suprahumaine lui permettant de diriger d'emblée ses porteurs vers les cases en questions. S'il était un wisiman, il sera comme aveugle, ses porteurs vont errer de case en case. L'interrogatoire se poursuit interminablement. (...) Le rôle du tribunal est de rendre officielle la cause de la mort et de lui donner force de loi. On aborde ensuite l'héritage, en présence des proches du mort. On pose les questions suivantes : À qui laisses-tu ton canot ?... À qui laisses-tu ton fusil ?... Le cercueil se dirige chaque fois vers un des assistants ».
Apparaissent dans les cérémonies marronnes des références rituelles ou langagières à des traditions africaines géographiquement distantes [les unes des autres] de plusieurs milliers de kilomètres sur le continent africain. On entend là le komanti, l’apinti [11], le papa [12] et encore le luàngu et le pumbu [13]. Des Papa Gadu Dahoméens ou Voodù, aux Komanti de l'intérieur du Ghana en passant par les Loango Winti bantous, les divinités célébrées et interrogées viennent des panthéons des grandes sociétés animistes ouest et centre-africaines contemporaines de la Traite [14].
Dans son étude des Marrons de Jamaïque, Diane M. Stewart (2005) dégage six traits communs à ces derniers et aux traditions animistes ouest africaines. Après lecture de ces éléments de comparaison, il semblerait qu'ils puissent être prolongés aisément vers les Marrons du Suriname et de la Guyane française chez qui on peut également remarquer : « L'interprétation communothéiste (par opposition à monothéiste ou polythéiste) du Divin qui correspond à un corps de divinités vénérées et d'êtres invisibles ; la vénération des ancêtres ; la transe de possession et de médiumnité ; les offrandes de nourriture et le sacrifice animal ; la divination et la guérison par les plantes ; et une croyance invétérée en un pouvoir occulte neutre ». À cela, nous pourrions ajouter un caractère additif de ces religions où l'emprunt d'éléments extérieurs mais non moins cohérent (divinités, rites et langues) est courant. On sait par exemple que ce furent les Aluku qui enseignèrent aux Ndjuka comment domestiquer les esprits africains Kumanti et que ces derniers reçurent leur connaissance des esprits locaux Ampuku de leurs voisins Saamaka de l'Ouest, au cours du XIXe siècle.
Mais outre ce terreau africain, nombre d'aspects ésotériques des rituels marrons trouvent également leur origine dans la forêt, cet espace de liberté inconnu qu'ils durent domestiquer. Dans cette jungle pouvant rappeler celles qu'ils connaissaient, les ancêtres ont en effet adopté une véritable grille de lecture panafricaine pour découper une réalité et un environnement nouveaux ; « aux prises avec leur nouvel environnement, ces premiers Saamaka ont appris à connaître les dieux locaux de façon empirique, en s'inspirant d'un ensemble étroitement imbriqué d'idées et de pratiques africaines pan subsahariennes concernant la maladie, la divination et la causalité » (R. Price 2010).
On rend aujourd'hui des cultes très importants à ces ancêtres fondateurs. Diane Vernon (1992), affirme qu'ils sont avec la forêt, l'un des « deux grands domaines cosmiques » auxquels sont rattachés les Marrons.
[1] Conversation personnelle 2013.
[6] Dans Voyage avec Tooy, on trouve la transposition écrite d'une dizaine de chants marrons en
langues ésotériques.
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