UN VOYAGE EN CADDIE... La chronique d'Olson (10)
12/01/2020
Cet article prend sa place dans une suite de chroniques qui paraissent régulièrement sous la plume d'Olson Kwadjani, un jeune conteur-poète que j'ai invité à venir s'exprimer sur le site « Un Témoin en Guyane ».
Olson est un jeune Businenge possédant de la famille des deux côtés du Maroni. Il se déplace au gré de son courant de vie d'une rive à l'autre du fleuve et, par conséquent, il a toute légitimité pour se définir comme libasama, habitant du fleuve, transfrontalier.
Son regard affûté de jeune de moins de trente ans lui permet de poser un avis parfois dérangeant mais toujours pertinent sur l'actualité guyanaise et française. Gageons qu'il nous offrira une fois ou l'autre une réflexion sur l'actualité Surinamaise lorsqu'elle viendra interagir sur la vie du bassin du Maroni-Mawina.
UN VOYAGE EN CADDIE
par Olson Kwadjani
J'attends un moment pour entrer au super U. Il faut préciser que j'ai rencontré devant l'entrée quelques gars que je connaissais et donc, normal, on a commencé à parler. Samedi midi, c'est le jour des dépenses pour beaucoup de gens, entre jour de marché et supermarché. Sauf que ce samedi-là n'était pas un samedi ordinaire, c'était LE samedi qu'on attend chaque mois, et qu'on a bien gagné, après avoir fait la queue un jour ou deux à la poste pour toucher allocs, RSA et autres gâteries de la République.
Parcourant les rayons, je me dirige vers le rayon des livres. Savez-vous qu’il y a un rayon livres au Super U ? Peu de gens semblent le savoir. En tout cas, je n’ai jamais vu de livres dans un caddie poussé ici. En fait, je ne viens pas si souvent ici, sauf si j’ai des potes à voir. Pourquoi ici ? Je suppose qu’on est tous plus ou moins attirés par l’abondance du lieu, sauf en cas de grève des transports, des dockers ou de la poste dans l’Hexagone, auquel cas nous n’avons même pas besoin d’une grève en Guyane pour voir les rayons du supermarché se vider. Dans ce cas on retourne chez le Chinois. Les commerçants chinois ont, bien sûr, leurs propres réseaux d’approvisionnement, que des marchandises proviennent du Suriname où du Brésil. Ou alors on va directement faire ses courses à Albina... Certains se remettent même à pêcher ou à chasser.
Devant moi je vois alors la femme de mon cousin, en train de pousser son chariot, rayon fruits et légumes. Je l’aborde pour lui dire bonjour, et, outre qu’elle a sa petite fille assise dans le caddie, je vois qu’elle est à nouveau enceinte. Après les questions et salutations d’usage, elle me dit :
« Pourquoi ils n’ont pas de fraises ? J’ai envie de fraises ! » Je la regarde, un peu surpris.
« Tu veux des fraises ? Ça vient de France, c’est horriblement cher.
- Je sais, mais j’ai de quoi les payer. Le mois dernier, pour Noël, il y en avait plein les rayons, à 18 euros le kilo. Tous les Métros en achetaient. Et moi, mi de nanga bere, je suis enceinte et mon bébé me donne faim, j’ai envie de fraises, j’y ai droit ! »
Un peu sidéré, je la quitte, convenant avec elle que c’était vraiment injuste, que « pourquoi la France ne s’occupe pas mieux de nous » ?
Enfin, j’arrive aux caisses. Mais pourquoi est-ce que je viens toujours dans cet endroit un samedi ? Je recherche le bain de foule ? pas vraiment. C’est pour retrouver des copains ? Non plus, si on a envie de se voir, on se téléphone. Sans doute une question d’habitude, alors. Une illusion de temps libre et de liberté, alors. Ceux qui ont un job viennent ici se retrouver, ceux qui n’ont pas de job viennent retrouver ceux qui en ont un. Tout le monde est là, c’est plein de gens et de bruit, la fête, quoi.
Tout en faisant la queue, je me maudis. Finalement, je n’ai rien acheté, à part un nouveau chargeur pour mon téléphone. Une connerie, mon frère m’ayant prêté le sien. Ayant le choix entre deux caisses, je me place machinalement derrière une femme que je connais vaguement. Son caddie est rempli de tee-shirts d’enfant, d’une caisse de dix kilos de cuisses de poulet surgelé, d’une abondance de gâteaux emballés, dont un qu’elle a déjà ouvert. Ajoutons des pizzas surgelées, des sodas de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, un pack de vingt-quatre canettes de bière à étiquette verte et étoile rouge et quelques produits dont j’ignore même l’utilité ou le goût. Elle semble satisfaite d’avoir déjà entamé largement ses allocations du mois et laisse ses deux jeunes enfants se servir en sucreries placées devant la caisse justement à la hauteur de leur regard.
La caissière, pardon, l’hôtesse de caisse se trouve brusquement contrariée par un code-barre rétif. Elle appelle sa « managère » qui se fait attendre.
Je change alors de file pour me trouver derrière une « Métro » (enseignante ? soignante à l’hôpital ? gendarme ?) qui attend son tour, accompagnée d’une amie. Dans ce caddie-là, du raisin (Chili), des tomates (Espagne) des oranges (Espagne également), des bananes jaunes (Côte d’Ivoire) et j’en passe. S’y trouvent également des fromages que je n’ai jamais goûtés, quelques bouteilles (vins de Bordeaux et Whisky écossais) et six grandes bouteilles de soda light. Et pour faire bonne mesure, comme dans le précédent chariot, des produits dont j’imagine difficilement l’utilité.
Les deux femmes, contrairement à la précédente, ne semblent pas vraiment satisfaites de leurs achats. Pendant que leurs enfants courent partout dans le magasin en criant, elles y vont de leur déploration : la vie chère en Guyane, la non-disponibilité de produits indispen-sables (lesquels ?), le coût de l’essence, et j’en passe, comme je passe également sur les réflexions (qui ne sont pas réfléchies) de celles qui font des enfants pour toucher RSA et allocs…
Indépendamment de tout ce que ce genre de réflexion peut avoir de méprisant (pour ne pas dire raciste, les femmes du fleuve ayant toujours fait beaucoup d’enfants, bien avant que la République vienne subventionner leurs ventres), je tâche de réfléchir aux différentes scènes que je viens de vivre… La première pensée qui me vient à l’esprit, c’est que, pour les unes comme pour les autres, c’est le même système d’administration qui entretient contentement ou insatisfaction. L’une vit vraisemblablement des aides de l’État, et en jouit. L’autre, qui a un salaire de fonctionnaire se montant à quatre fois le montant du RSA et touche 40% de son salaire brut (son mari touchant de même), estime que la vie est trop chère pour elle et en conçoit de l’amertume.
Que dire de plus ? Une chose encore.
L’une justifie la présence et le statut de l’autre et vice versa. Sans développer davantage, je prétends (mais je l’ai déjà écrit dans une de mes précédentes chroniques) que chacune des deux gagne à la présence de l’autre. La première passerait ses journées à l’abattis et son homme marcherait à la recherche d’un job toujours aléatoire si la seconde n’était pas là. Quant à cette dernière, elle n’aurait rien à faire là sans une politique colonialiste et pater-naliste menée par l’État métropolitain dont elle est la servante et qui lui assure un salaire à 140% et un abattement d'impôts de 30%.
Alors, y’a bon Banania… pour tout le monde.
O.K.
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