MENACE, LUTTE DE CLASSE ET CONTEMPORANÉITÉ DE LA MARRONNABILITÉ, la chronique d'Olson (20)
07/12/2020
Il nous faut à présent sans doute revisiter les principes constitutifs d'un layon de marronnage tout comme les mécanismes et les circonstances qui ont provoqué la construction de ladite notion même de marronnage.
En effet, ce système tel que nous l’avons cerné dans un précédent ouvrage est un phénomène historiquement, géographiquement et sociologiquement marqué. Il est apparu à une époque donnée, dans des lieux spécifiques et a impliqué des populations particulières. Formulé autrement, nous dirons que tous les Noirs esclaves, en tous lieux et à toutes époques, n’ont pas marronné.
Le concept de marronnage s’applique généralement, compte tenu de l’étymologie, à toute forme de retrait volontaire, individuel ou collectif, hors de l’espace d’influence du système colonial [1]. Nous avons pu observer que quatre phases principales se succédaient généralement pour aboutir au passage à l’acte libérateur.
[1] Rafael Lucas, « Marronnage et marronnages », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 89 | 2002, 13-28.
La première étape consiste en un temps d’individuation. Il faut bien voir qu’au sein de la plantation, l’esclave n’était pas une personne. Nous employons cette litote un peu facile pour signifier qu’il n’était qu’un bien meuble, partie d’un tout qui était la propriété du colon. On le voulait résigné, pour cela il était toujours soumis au prosélytisme agressif des religieux qui prônaient l’obéissance et la docilité au Maître terrestre en échange de l’espoir d’une rédemption post vitam promise par un Berger céleste à son troupeau. Parfois (ou souvent…) cependant, un Nègre était tué, une Négresse était forcée et violée, un petit était séparé de sa mère et vendu… Cet enchaînement d’événements venait alors casser une chaîne de certitude tendue à l’extrême, avec brutalité et patiemment resserrée autour de la communauté captive par des prêtres complices. Lorsque, la souffrance étant devenue insupportable, le lien aliénant se brisait, l’esclave décidait de rompre matériellement ses propres chaînes pour quitter l’exploitation, les dangers encourus par la fuite en forêt profonde lui paraissant moins barbares que les conditions dans lesquelles il était jusque-là maintenu. Bien sûr, le risque était grand d’être découvert ou dénoncé et les punitions toujours impitoyables. C’est pourquoi pendant des jours et des semaines, parfois des mois, l’esclave préparait son départ dans la plus grande discrétion, cachant nuitamment en lisière de l’exploitation un vêtement ou un couteau dérobé, parfois un peu de nourriture, sous les racines d’un arbre. Il ne fallait en aucun cas être découvert, ni même aperçu. Il faut imaginer la solitude absolue du Nègre préparant sa libération dans le plus grand secret…
Lorsque l’échappé arrivait à échapper aux soldats, aux chasseurs de têtes et aux molosses envoyés à ses trousses, il rejoignait le plus souvent une petite communauté de Nègres marrons où il allait pouvoir retrouver une vie sociale, accueilli et entouré de ses semblables. Ces villages comptaient en général de huit à cinquante habitants, principalement des hommes. Les femmes étaient presque toujours minoritaires et le plus souvent raptées au sein même de la plantation par des Marrons venus en partie pour cela. Cependant, au sein même de la plantation, parfois un ou plusieurs esclaves étaient contactés par ceux qui s’étaient eux-mêmes déjà libérés et qui revenaient discrètement, de nuit, dans le double objectif de récupérer de la nourriture, des armes et des munitions d’une part, d’autre part d’obtenir des complicités et de convaincre leurs frères encore captifs de les rejoindre. Ceux-là, les loweman, étaient susceptibles d’accueillir de nouveaux Marrons dans leurs communautés déjà constituées et, de toutes les façons, ils voulaient emmener des femmes. C’était l’achèvement de la deuxième phase, le moment d’une prise de conscience collective, que nous pourrions presque qualifier de conscience de classe.
Voyons en effet, pour aborder le troisième temps de cette mutation sociale, ce qu’écrit Karl Marx dans sa Contribution à la critique de l'économie politique publiée en 1859. Sans faire de rapprochements aussi douteux qu’anachroniques, c’est bien de la naissance d’une conscience collective qu’il est question ici : « Dans la pratique sociale de leur vie, les hommes entrent en rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un certain degré de développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle répondent des formes sociales et déterminées de conscience ». C’est bien là ce qu’il se passe lors de l’engagement de la troisième phase.
C’est la période de la diversification des luttes : regroupements et alliances conduisent à l’élaboration de stratégies. Pour se protéger tout d’abord puis pour préparer et mener des offensives contre les plantations auxquelles ces loweman avaient appartenu. Il n’était plus question de fuite, mais d’un objectif d’avenir nécessitant regroupement et confiance : repousser et se débarrasser de la menace coloniale.
Le quatrième temps dans cet essai de regard sur le marronnage est tout à fait contemporain : c’est celui du retour à l’individuation. Ou ne serait-ce pas plutôt le chemin menant à l’individualisme ?
L’on ne peut se cacher qu’avec la départementalisation en 1946 puis la suppression du Territoire de l’Inini en 1969 ont émergé peu à peu de nouveaux paramètres sociétaux. Deux observations vont nous amener à poser deux constats.
Le plus flagrant, en premier lieu, est une mutation démographique. Peu à peu les villes de la bande côtière, où se trouve rassemblé l’essentiel des richesses importées de la lointaine métropole, tout comme se trouve concentrée l’offre en matière d’emploi, vont se voir « gonflées » de population mouvantes, migrantes, fugitives ou tout simplement mobiles qui, bon an mal an, vont faire souche dans des conditions parfois assez « limites » : des camps de « personnes provisoirement déplacées » comme lors de l’exode surinamais provoqué par la guerre civile (1986-1991) ou l’arrivée actuelle de nombreux Haïtiens fuyant un pays peinant à se relever après des décennies de dictature Duvalier puis d’incompétence des gouvernants et, pour couronner le tout, maintenu dans la dépendance de l’aide humanitaire après le tremblement de terre de 2010.
On voit fleurir, à la périphérie des principales villes de Guyane (Cayenne, Saint-Laurent, Kourou…), ces quartiers dits « d’habitat spontané » pour lesquels, encore à l’heure actuelle, les responsables politiques n’ont pas cherché d’alternative à la démolition et à l’expulsion. Mesures inefficaces s’il en est, car aussitôt les planches et les tôles ondulées sont-elles à terre que d’autres sont réassemblées parfois à seulement quelques centaines de mètres de distance.
En second lieu, les allocations octroyées par la CAF, bien que créée tardivement – 1979 – en Guyane, puis le versement du RMI (désormais RSA) entre autres prestations vont participer de la fixation des populations dans ces fameux quartiers « d’habitat spontané », d’une insalubrité qui semble d’un autre temps pour un observateur européen occidental. Les bidonvilles qui ont perduré en France hexagonale jusqu’au milieu des années 1960 n’avaient rien à leur envier.
De quoi se plaint-on, alors ? Le pays Guyane ne va-t-il pas bien ?
Plus nous regardons, plus il nous semble évident qu'une nouvelle phase de marronnage s'appuyant sur des pratiques différentes va devoir se mettre en œuvre, sous peine de dispersion identitaire par assimilation. Le prêt-à-penser et le caddy rempli chaque 10 du mois sont en passe de devenir les nouveaux ennemis du Marron contemporain.
Mais ceci est une autre histoire, sans doute un nouveau livre à écrire…
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