GRAND SANTI : AU MOINS UNE QUARANTAINE DE COLLÉGIENNES « ENVOÛTÉES » ? (2)
15/04/2015
Nous l'avons vu, des institutions et des corps constitués se sont précipités (pas tous, certains ont préféré attendre quelques jours pour prendre l'avion plutôt que de se rendre à Grand-Santi en pirogue, ce qui n'aurait pris qu'une journée depuis Saint-Laurent) au collège Achmat Kartadinama de Grand-Santi. Nous avons vu que les points de vue divergeaient, jusqu'à parfois frôler le délire. Qu'importe, il fallait y être, se montrer, dire quelque chose aux médias, bref, prouver que la République ne laissait pas tomber ses enfants, même si elle ne les comprenait pas...
Papa Gé est président et co-fondateur avec le Maître Lamoraille (premier Businenge a avoir été proclamé chevalier des Arts et Lettres) de l'association et centre de formation Mamabobi. Il est également ethno-psychiatre. C'est l'angle qu'il a choisi pour nous donner son analyse des récents événements de Grand-Santi.
Témoin : Nous avons tous lu dans la presse l’information relative à « l’envoûtement » d’une quarantaine de collégiennes. Les Institutions se sont retrouvées sur place, il faut bien le reconnaître assez démunies. Les services du Rectorat, de la Santé, les forces de l’ordre et même l’église catholique, chacun(e) donnant, à partir des mêmes constats, sa propre interprétation des faits. Que pouvez-vous nous dire à ce propos ?
Papa Gé : Je donnerai une interprétation collective. Le concept (défini par van Wettering et van Vetzen dans les années 80) de collective phantasy, l’imaginaire collectif, à ne pas confondre avec l’inconscient collectif que refusait Lacan, est un imaginaire qui s’élabore, se construit et se déconstruit collectivement, en fonction de l’intensité de l’effet qu’il a pu occasionner dans un village ou une communauté.
Là, on est en pleine collective phantasy ; mais à un stade extrêmement primaire, d’autant plus que c’est quelque chose d’ancien, qui s’élabore sur un mythe social qui est apparu il y a au moins une centaine d’années dans cette région du monde : celui du Bakru. Bien qu’encore, je pense que nul n’a véritablement interprété, comme le font généralement de jeunes femmes en période de contestation sociale envers la famille, le clan ou le groupe, souvent au moment de la puberté ou du début de la vie sexuelle, voire, lorsqu’elle devient deuxième ou troisième épouse, une contestation de sa place dans les rapports qu’elle peut avoir avec son mari s’il n’est pas dans une politique égalitaire par rapport à ce qu’il accorde à l’une et aux autres et qu’elle arrive à le savoir.
On est ici au cœur d’une histoire de femme, qui a mais qui veut plus, ou qui est frustrée… C’est toujours une histoire de fille ou de femme dans une situation où elle va avoir besoin de la complicité de ses sœurs, de ses tantes, de ses cousines, de ses copines, parce qu’à un certain moment elle se sent frustrée ou défavorisée. Les autres vont l’encourager, surtout si l’homme en question est piroguier, riche, employé municipal, ou politique… et que les coépouses sont assez éloignées, si bien qu’on ne peut aller vérifier et entrer dans des batailles personnelles. Il faut donc construire un scénario pour le jour ou la semaine où il y aura une situation propice.
Souvent, les crises hystériques de bakru, cela concerne une deux, trois personnes, c’est rare que cela aille au-delà, et ces phénomènes hystériques collectifs, que j’ai bien connus et observés pendant la trentaine d’années que j’ai passées au bord du Maroni, sont toujours des événements qui nécessitent un public. C’est donc une prise de position théâtrale. Cela se prépare, cela se construit et s’élabore avec une scénographie, afin de choisir le lieu, les partenaires, le public (qui, dans ce cas-là arrive tout seul). Cela se passait souvent le matin, au bord du fleuve, lorsque ces dames allaient laver leurs gamelles. Il y en avait une qui commençait à se rouler par terre, on la tirait pour qu’elle ne tombe pas dans la rivière, puis une deuxième, une troisième… et c’est comme cela qu’on réglait ses problèmes, en élaborant un scénario pour avoir le plus possible de public autour de soi. La crise elle-même peut être spectaculaire si elle est répétée.
Le but est toujours d’introduire un élément étranger au village, qui est une entité spirituelle. Le bakru est là pour cela. Il peut y en avoir d’autres, mais le bakru est typiquement là pour cela, comme quelque chose d’exogène au groupe, une créature maléfique fabriquée que l’on achète, que l’on se procure, qui est fabriquée, que l’on utilise en la gardant chez soi. Cela peut être une petite poupée que l’on nourrit d’œufs, il y a tout un folklore, naturellement, depuis près d’une centaine d’années. Quand j’ai commencé à reconnaître les bakru, des bakru déjà bien domestiqués, j’ai vu qu’après une crise, deux ou trois crises, il y a toujours un Basi qui vient, et avant que la crise arrive à son dénouement, qui est l’accusation de sorcellerie, le bakru lui parle, on finit par discuter avec lui, et lorsqu’il y a une thérapie bien menée, il finit par être expulsé. Lorsqu’il est domestiqué, il faut lui faire des cadeaux pour qu’il cesse d’envahir l’esprit de telle ou telle personne. J’ai connu des bakru qui demandaient, pour des gamines de 13 ans, des élastiques (avec lesquels on joue en récréation) ; d’autres, plus complexes, qui voulaient un portable, un baladeur… et des boissons, beaucoup de boissons. Puis de l’argent. Et d’ailleurs il suivait parfaitement le cours de la monnaie au Suriname, se repérant parfaitement au gré des changements de monnaie : les gulden, les florins, les Suriname-dollars… Il ne se trompait jamais. Les derniers temps, il demandait des euros !
On le voit, la domestication du bakru va devenir un jeu social, où la femme va appeler l’attention sur elle, ne serait-ce que pour éviter qu’elle aille sur la place publique d’accuser une personne d’avoir acheté une créature maléfique. Si cette accusation de sorcellerie sur la place publique ne prend pas vraiment alors que le bakru n’a pas été auparavant expulsé ou domestiqué, cela peut prendre une dimension pathologique pour les medium qui n’ont pas été reconnus mais aussi pour le groupe qui va être rejeté, et cela peut prendre véritablement des dimensions paranoïaques terribles, éventuellement avec des morts. Lorsqu’un enfant meurt, qu’une jeune fille ou un jeune homme meurt par accident, c’est toujours spectaculaire, car cela veut dire que le bakru a commencé à tuer.
Il y a donc plusieurs degrés dans l’hystérie avec le bakru comme explication, le pire étant l’homicide.
Pour traiter cela, il faut que, dès le départ, il y ait un modérateur, souvent un homme d’un certain âge, de préférence qui ne soit pas en lien direct avec les filles en crise, ne serait-ce que pour éviter, lui-même, d’avoir à porter l’accusation de sorcellerie. Dans les villages matrilinéaires, où tout le monde est plus ou moins cousin, c’est souvent un Basi fu kumanti de passage, ou quelqu’un qu’on aime bien, ou encore un voisin, qui devra jouer ce rôle, pour garantir une certaine neutralité. Souvent il ira en chercher lui-même un ou deux autres. L’idée est d’opposer des hommes mûrs, figures paternelles, à tout ce n’importe quoi du désordre, jusqu’à en trouver un sens « à-peu-près » puis installer un sens réel. Le sens « à-peu-près » étant un début de canalisation, le sens réel se trouvant dans la finalité : un peu plus de justice dans la répartition des biens, peut-être s’est-on aperçu que deux personnes ont couché ensemble alors qu’elles ont un lien de consanguinité. Si l’on regarde bien la finalité, il s’agit toujours de rétablir un équilibre après des histoires de cupidité, jalousie, histoires de fesses. Des biens importants peuvent être en jeu : maison, pirogue, aujourd’hui congélateurs, téléviseurs écran plat, etc. Tout reste à la femme, l’homme ne possède rien. Il peut s’agir tout simplement d’expulser l’homme ou le mari gênant. Le bakru sera, dans ce cas, bienvenu.
En résumé, le bakru est une comédie sociale, traditionnelle, maîtrisée par les femmes, pour remettre les hommes à leur place et leur place, dans les sociétés businenge est toujours celle de pourvoyeur.
Témoin : vous disiez tout à l’heure que les protagonistes des crises hystériques étaient en général au nombre de deux ou trois. En l’occurrence, à Grand-Santi, il s’agit d’une quarantaine de jeunes filles. Comment l’expliquer ?
Papa Gé : une sorte de « contagion » peut apparaître dans la mesure ou d’autres vont profiter de cela, puisqu’ils en connaissent le scénario. C’est un héritage culturel. À part quelques métropolitains, à Grand-Santi, il ne doit pas y avoir grand-monde exogène. Ils sont djuka, et même ceux qui sont catholiques, témoins de Jehovah, etc. savent ce qu’est une crise de bakru, une crise de possession. Quand ce n’est pas bakru, ce peut être autre chose ; des esprits, de mauvais esprits, ou bien des yorka, ou encore des esprits collectifs. Le bakru, dans ses versions modernes, a la particularité d’être mâle et femelle, donc il se reproduit, vit en bandes, et si on les domestique, on peut les élever comme on élève des oiseaux de proie, une basse-cour ou un troupeau. Un « élevage » de bakru se reconnaît toujours lorsque quelqu’un, dans le village, est devenu subitement riche ou a tellement de chance que les choses lui tombent toutes cuites dans la bouche, cela est extrêmement suspect. Si l’on n’arrive pas à le rappeler à une plus juste distribution ou à être moins arrogant, il risque de se produire des possessions afin de montrer qu’une personne se sert du mal, de la magie, la magie noire, de la sorcellerie. Il est alors désigné comme wisiman, comme sorcier.
Le wisiman peut utiliser des animaux, peut utiliser des objets pour créer des liens, dans le sens de quelque chose qui attache les individus qui voient cet objet, qui le touchent, ou qui simplement ont un imaginaire insuffisamment nourri dans le moment précis et qui peut être envahi par une réponse immédiate… qui est wisi. En creux d’une interrogation qui existe toujours réellement. Une interrogation qui n’a pas encore été satisfaite, sauf pour ceux qui sont religieux, voire fanatisés. Nous avons ce genre de gamins. Pas seulement sur le fleuve mais partout dans le monde, car on sait qu’on a des adolescents demandeurs de satisfaction de leurs interrogations métaphysiques, satisfaction qu’ils n’ont pas. Qu’ils n’ont pas à l’école, qu’ils n’ont pas à la maison…
Qu’est-ce qu’il s’est passé, là ? Plusieurs événements ont fait que des individus ont théâtralisé, de manière peut-être excessive, la présence d’un animal, en l’occurrence un porc-épic. Une autre fois, une odeur suspecte ou… il y aura toujours quelque chose pour déclencher les premiers malaises. Pas forcément des possessions tout de suite. Mais les états où, par contamination, par la suite, car le but est toujours de désigner une personne comme coupable, l’idée qu’une classe, puis deux classes, soient une cinquantaine de personnes (mais enlevons les garçons) puissent être contaminées, fait que le problème va se déplacer. N’y a-t-il pas dans le collège, n’y a-t-il pas dans l’environnement quelque chose – ou quelqu’un – dont on souhaite se débarrasser ? Parce qu’on n’avait peut-être pas imaginé, à l’époque, la portée profonde que cela allait avoir (et là, l’appellation est correcte) sur l’inconscient collectif. Par exemple un objet dont on a perdu le sens, mais qui est là, présent devant nous, et qui brusquement retrouve son sens à cause d’un mauvais augure ici, le porc-épic. Cela aurait pu être un incendie, une crise de gale, des vomissements, une diarrhée collective. On aurait pu chercher la cause dans la physique, mais là, on va la chercher dans la métaphysique. Et il n’y a rien de plus contaminant qu’une réponse métaphysique pour des adolescents ou des jeunes qui sont en attente de ce genre de réponse, surtout s’il y a mal-impression d’une injustice ou de quelque chose qu’ils n’arrivent pas à exprimer ; il y a toujours dans les communautés collégiennes ou scolaires des rumeurs qui répandent l’idée qu’Untel ou Unetelle a le mauvais œil.
C’était donc une occasion. Essayez maintenant de débrouiller tout cela par la science, par la médecine, par tout ce que vous voudrez, il n’en reste pas moins que je suis persuadé que c’était l’occasion pour une quarantaine de gosses de manifester un mal-être par rapport à une situation qu’ils ne savaient pas mettre en œuvre, mettre en scène, et que c’était la bonne occasion.
Propos recueillis par
le Témoin en Guyane
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