LES « QUARTIERS INFORMELS » ET LE MONDE DE SUPER-U (2)
22/07/2023
Qu’est-ce qu’un monde où l’on peut s’offrir des parfums à deux cents euros le flacon, une barquette de cerises sans goût à quatorze euros et tout l’électro-ménager souhaitable ? Un monde où les jeunes filles et les femmes sont apprêtées, bien vêtues, coiffées, maquillées et parfumées ? Un monde où l’on trouve tout, absolument tout ? Ce monde est sorti de l’utopie et il est bien devenu réalité : c’est le monde de Super-U.
Le pays légal est devenu réel puisque le pays réel présente les mêmes attraits que le pays légal. Ce qui appartenait au pays fictif est désormais accessible.
Mais tout vient d’ailleurs !... Et puis... il faut seulement l'argent.
On ne peut alors que remarquer que le nombre d’habitants nouveaux à Saint-Laurent sont des femmes, avec ou non des enfants, mais souvent sans mari. Pour expliquer cela, regardons-y de plus près.
La vie de la femme businenge s’organise traditionnellement autour de la culture de l’abattis et de la récolte des légumes et des racines : le manioc, les dachines, etc. Du côté artistique, elle brode et grave des calebasses… mais le plus clair de son temps est consacré à l’éducation de ses enfants. Quelle que soit l’influence que peuvent avoir les oncles maternels, comme dans tout système matrilinéaire, c’est la mère dont l’avis prédomine, l’homme (le mari) restant un wakaman[1] pourvoyeur. En cas de maladie, elle devra donner son accord pour tel ou tel traitement, si une question concernant l’éducation ou l’avenir d’un enfant est débattue au sein de la famille, son avis reste prépondérant.
Quel regard, alors, portons-nous sur les rapports de genre dans les sociétés traditionnelles ? Pour parler franc, quid de la cohabitation entre une société matrilinéaire où la mère a autorité absolue sur ses enfants et la société occidentale patriarcale où le père détenait jusqu’à il y a peu cette autorité ? Comment faire cohabiter – sans les juger – le droit coutumier et le droit légal qui semblent se bousculer sur le territoire du Plateau des Guyanes ?
[1] Le wakaman est littéralement « l’homme qui marche » entre la recherche d’un job, la cohabitation avec son épouse et son propre clan matrilinéaire.
Les territoires businenge sont pour la plupart situés dans le bassin des fleuves, sur l’une et l’autre rive. Une difficulté se pose lorsque le fleuve fait frontière (510 km entre la France et le Suriname et 730 km entre la France et le Brésil) car la question s’inscrit dans une problématique migratoire : un jeune qui décide d’aller vivre chez un oncle maternel habitant sur la rive opposée change donc de pays en même temps que de système de droit (quand ce n’est pas de nationalité) en quelques coups de pagaie.
Pour la femme, dont les activités restent en principe placées sous le contrôle du mari, cela peut se poser de façon aigüe : dans l’espace traditionnel, la femme n’est pas toujours en mesure de suivre des études ou une formation. C’est donc du conjoint qu’elle attend qu’il règle toutes les questions relatives à la régularisation de sa situation, carte de séjour entre autres. La question des papiers d’identité est centrale : autour du statut de la mère se joue souvent l’accès à des avantages sociaux, RSA et allocations familiales, notamment. Et cela n’est pas anodin dans cette Guyane où le chômage culmine à plus de 43% de la population, toutes origines confondues. Dans l’ouest, une estimation basse pourrait laisser voir que 60% de la population est sans emploi, dont 70% de jeunes de moins de 25 ans.
Pour la femme résidant en Guyane, l’accès aux allocations familiales est même au cœur de certaines stratégies conjugales. Il suit des règles dont il convient de rappeler l’application en situation migratoire, puisque c’est celle qui prévaut dans ces régions : outre la naissance de l’enfant sur le territoire guyanais-français, l’ouverture du droit aux allocations familiales implique que le parent bénéficiaire soit en situation régulière (carte d’identité française ou carte de séjour valide) ; ce parent peut être le père, si celui-ci a officiellement reconnu l’enfant. Pourtant, cet usage ne s’inscrit pas naturellement dans un système de tradition matrilinéaire ; elle tend même à le contredire[2]. Toutefois, la matrilinéarité limite considérablement le champ de cette possibilité en se situant comme un contre-pouvoir.
Effectuer les démarches requises pour procurer des papiers à sa femme est une des manières dont dispose aujourd’hui un homme pour lui prouver son attachement et s’assurer de ses faveurs. D’une manière générale, en situation illégale d’immigration, les femmes attendent bien de leurs époux et autres concubins respectifs qu’ils assument pleinement leur rôle traditionnel en mettant tout en œuvre pour leur procurer ces papiers. Mais comme, grâce à ces derniers, elles peuvent ensuite acquérir une certaine autonomie financière – par l’entremise de la CAF, notamment – elles ne sont pas étonnées de constater assez souvent que les maris oublient la question ou en remettent toujours le traitement au lendemain. Ces hommes « négligents » connaissent en général l’intérêt qu’ils ont à maintenir les femmes dans un droit coutumier qui leur devient plus favorable, à eux, que le droit français. Car leur insertion dans le monde des Bakra (Blancs et Créoles), en ce début de XXIe siècle, modifie sensiblement la donne : le droit coutumier ne peut plus s’exercer avec la même rigidité ni les mêmes contraintes que sur le fleuve où, par exemple, avoir plusieurs femmes était une pratique exigeante en matière de travail et d’argent. À la ville, ces hommes sont « jobeurs », chômeurs ou dépendant du RSA plus souvent qu’agriculteurs, plus guère en mesure d’assurer l’entretien d’une famille, a fortiori de plusieurs. Garder la main sur le statut des femmes reste l’un de leurs derniers privilèges.
[2] Dans le droit français, le mariage instaure une double responsabilité parentale, et le temps n’est pas si loin où les femmes françaises restaient mineures à vie, passant de la tutelle du père à celle du mari. D’une certaine manière, on pourrait être tenté de voir, dans la position des femmes soumises au système traditionnel tel qu’il a été décrit plus haut, une mise sous tutelle masculine.
Malgré cela, la montée d’une génération scolarisée est en train de bousculer les habitudes : telle fille scolarisée en lycée va aider sa mère à obtenir les papiers d’identité dont elle a besoin pour établir ses droits sur un logement dont le père – qui habite ailleurs – ne veut plus entendre parler pour n’avoir pas à en payer les taxes ; telle mère va demander à sa fille de seize ans de prendre tous les renseignements pour l’aider à régulariser sa situation en effectuant des démarches que son mari « oublie » de faire...
Sur un territoire où l’automobile est la vitrine de l’Euro (de l’Europe), on s’aperçoit que de plus en plus de femmes sans mari ont tendance à se regrouper[3], après avoir quitté un Suriname en pleine décomposition. Elles quittent un pays qui disparaît, mais qui disparaît parce qu’on le quitte.
La loi du nombre de ces femmes regroupées, enrichi de celui des lycéennes désormais instruites en fait une force d’occupation de la ville en augmentation constante. Cela n’est pas sans risque : celui d’entraîner, à terme, une saturation des services de logement. Avec des papiers désormais en règle, qui ouvrent des droits – entre autres – à un habitat correct, à des revenus allocatifs, donc à l’achat de produits (manufacturés et de nourriture) jusque-là plutôt réservés à une clientèle métropolitaine et créole aisée, la contrainte de nationalité se contourne aisément. L’on devient tout ce que l’on peut s’offrir et donc montrer : le carnaval devient un mode ordinaire de fonctionnement social, car on peut paraître ce que l’on n’est pas…
[3] Lire à ce sujet l'ouvrage de Clémence Léobal :Ville noire, pays blanc, Presses Universitaires de Lyon, 2022.
Le monde de Super-U est-il en passe de devenir un pays d’esclaves heureux ? Que sont donc devenus les Marrons ?
Le grand perdant, dans cette histoire, est l’homme (le mari). Qu’on le regrette ou qu'on s'en réjouisse, lorsque la femme devient plus riche que lui, elle a gagné son indépendance, fût-ce aux dépens de la culture traditionnelle.
OKwadjani
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