Un Témoin en Guyane, écrivain - le blog officiel

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DE L'ÂME DES NÈGRES, la chronique d'Olson (2)

26/08/2019

 

 

Cet article prend sa place dans une suite de chroniques qui paraissent régulièrement sous la plume d'Olson Kwadjani, un jeune conteur-poète que j'ai invité à venir s'exprimer sur le site « Un Témoin en Guyane ».

 

Olson est un jeune Businenge possédant de la famille des deux côtés du Maroni. Il se déplace au gré de son courant de vie d'une rive à l'autre du fleuve et, par conséquent, il a toute légitimité pour se définir comme libasama, habitant du fleuve, transfrontalier.

 

Son regard affûté de jeune de moins de trente ans lui permet de poser un avis parfois dérangeant mais toujours pertinent sur l'actualité guyanaise et française. Gageons qu'il nous offrira une fois ou l'autre une réflexion sur l'actualité Surinamaise lorsqu'elle viendra interagir sur la vie du bassin du Maroni-Mawina.

 

 

 

CONNAISSEZ-VOUS L'INCULTURATION  ?

 

par Olson Kwadjani

 

 

Dilitin ?   Daytin !...

 

036 Lamoraille Antoine 2001 - Gado a e tan bun ma na fu wakti dede Dieu il va bien mais c'est en attendant la mort - 62x43.JPG

Ce n'est certes pas un hasard si ma chronique, cette semaine, commence par une interpellation, comme un conte. Il faut savoir que chez nous, les contes ne s'écrivent pas, ils ne se racontent pas durant la journée, sous peine de kunu, qui est comme un mauvais sort, une punition envoyée par les ancêtres pour avoir transgressé un interdit.

C’est pourquoi je ne vais pas ici vous écrire un conte mais évoquer pour vous le berceau des contes : l’âme des Nègres.

 

 

Tembe d'Antoine Lamoraille (2001) : Gado a e tan bun ma na fu wakti dede

(Dieu, il va bien, mais c'est en attendant la mort).

08-06-05 008 b.JPGMama Kwata(1) ne se désole plus de voir les Awaras ou les mombins pourrir à terre sans être ramassés. À cette époque, la rentrée se prépare dans les écoles et dans les foyers. Les garçons voient donc leurs crânes rasés de près et les filles se font tirer leurs tresses par une sœur ou une tante. L’allocation de rentrée est tombée, ou va l’être, c’est le moment de remplir les congélateurs. Pour les fournitures scolaires, on attendra les allocations du mois prochain. Le transport scolaire sera payés avec celles du mois suivant. Les enfants gourmands (et leurs mamans, au moins autant qu’eux !) ne se soucient plus guère de ramasser et de grignoter les amandes pendant aux branches basses quand, pendant quelques jours, ils vont avoir du matin au soir la bouche remplie de sucettes, de tubes de glace à l’eau sucrée-colorée ou de sachets de jus (de quoi ?) qu’ils sucent avec un ravissement de téteurs sevrés trop tôt.

Alors, plus de gron, plus de cueillette, plus d’abattis ? Deux cent cinquante années de marronnage pour en arriver là ? Dans ma précédente chronique, j’évoquais cette histoire de statut censé précéder le comportement…

Alors, question du baccalauréat : qu’est-ce qu’un statut et comment se définit-il ?

 

Il semble bien évident que nous nous trouvons contraints d’éclaircir cette notion avant qu’elle nous explose à la figure.

L’idée qui vient tout d’abord, c’est que le statut est la réunion des dispositions qui fixent la position d’un individu ou d’un groupe d’individus à l’intérieur d’une société. La seconde idée, qui découle de la première, c’est que toutes ces dispositions fixent également les droits et garanties liées à ce statut mais également les obligations liées à ces mêmes garanties. Dès lors, on voit bien que droits et devoirs sont liés dans une même fonction : la garantie du statut lui-même.

 

Marrons, Nègres, nous passons pour être rétifs à toute espèce d’obligation ou d’assignation. C’est ce qui a donné la force à nos Anciens, c’est ce qui nous donne notre spécificité actuellement. C’est là que wi no sabi te wi de na bun sey fu a skotu, nous ne savons pas de quel côté de la barrière nous marchons. Sommes-nous toujours en opposition avec les standards d’une société qui veut nous changer ou sommes-nous devenus les porteurs pacifistes d’un potager mental qui nous satisfait… pour le moment ?

 

(1) évocation du personnage-animal qui interpelle les hommes dans ma nouvelle Le Krutu parue dans l'ouvrage collectif Méga-mine d'or non ! en novembre 2018 aux Éditions Rymanay.

Le cerveau du Nègre est-il différent de celui du Blanc ?

Le seul moyen de vérifier cela ne serait-il pas de comparer les comportements de l’un et de l’autre dans la même situation ? Observons donc ces comportements à travers deux prismes : la consommation et la mise à la marge par eux-mêmes de ces jeunes qui parfois font peur aux Blancs, mules et autres « déviants comportementaux ». 

 

La consommation, les allocations et les « aides sociales »

Regardons deux centres stratégiques de la vie des familles Businenge entre le 5 et le 10 de chaque mois. Je veux parler, bien sûr, des bureaux de poste et des supermarchés.

Devant la poste, dès la veille au soir de la mise à disposition des allocations commencent à arriver les ayant-droit, des femmes surtout. Elles passeront la nuit chez une sœur ou une cousine dans un de ces quartiers bizarrement nommés « habitats spontanés » de la périphérie de Saint-Laurent ou dormiront parfois sur le parvis de l’agence postales. Dès avant l’ouverture, la « queue » sera déjà conséquente.

843.jpgAu supermarché, le parking est plein de voitures dont le moteur tourne, il faut bien si l’on veut que la climatisation fonctionne pendant que les femmes accompagnées d’enfants, souvent, écument les rayons et que ces messieurs, des frères ou des compagnons, parfois des maris, boivent leur canette de Heineken avec la sono de la voiture à fond. À l’intérieur, les caddies se remplissent parfois rapidement, parfois lentement, après tout il est bon de savourer l'idée que, ce jour-là, on a à disposition aussi bien des caisses de cuisses de poulet surgelé qui vont « faire le mois » que des barquettes de fraises à 28 euros le kilo, et dans les plis de son pangi ou son soutien-gorge assez d’argent pour s’offrir tout cela. Et il ferait beau voir qu’on lui reproche d’acheter ces mêmes fraises que la métro devant elle à la file de la caisse a mis également dans son caddie.

Je pourrais continuer en vous parlant des hommes, pour qui le 4x4 remplace parfois la bicyclette ou la mobylette, des jeunes, sapeurs sapés qui rêvent de posséder le dernier smartphone à 400 euros tout simplement pour y écouter de la musique… Mais je pense que ma description est suffisamment parlante : c’est la société des Blancs qui offre tout ça, alors pourquoi n’en profiterions-nous pas au même titre que les Blancs ?

Bakra sa pay, les Blancs peuvent payer, tant il est vrai que c’est en faisant comme les riches qu’on se sent riche ! Ou en faisant comme les Blancs qu’on se sent…  Deux cent cinquante années de marronnage pour en arriver là !

Jeunes « déviants comportementaux »

 

Le phénomène des mules

La première réflexion serait de constater que le transport de drogue in corpore a pris une ampleur telle qu’on ne voit guère, à l’heure actuelle, comment l’endiguer. Les estimations basses laissent à penser qu’une dizaine de mules se trouvent dans chaque avion Cayenne-Paris. La seconde réflexion laisserait à penser qu’une interpellation par vol serait 845.jpgsuffisamment dissuasive pour décourager de futurs candidats à l’aventure…


C’est là que les points de vue divergent entre cerveaux blancs et cerveaux nègres. Les mules sont pour les premiers des délinquants mettant en danger la paix sociale républicaine, pour les seconds des jeunes courageux, débrouillards et qui finalement ne font de mal à personne : « j’ai pas braqué un Chinois, j’ai pas piqué son sac à une vieille dame ». Si j’ai réussi, je me suis bien préparé. Si je suis tombé, Tant pis. Je recommencerai sans doute en me préparant mieux.

De cet antagonisme de jugement l’on pourrait tirer deux constats :

1. Le cerveau blanc redoute, a peur, et donc il juge.

2. Le cerveau nègre expérimente, no sten, no frede pas de honte, pas de peur. Par le fait, il s’émancipe.

 

Les transactions à caractère sexuel

Ces pratiques ne sont pas exclusivement réservée aux filles ou aux femmes : des garçons y ont également – et ordinairement – recours. Pour nombre de ces jeunes, ce n’est pas de la prostitution. Souvent caricaturale, la figure de la prostituée est très convenue : elle attend au bord du trottoir et n’hésite pas à aborder le client potentiel. De plus elle est souvent brésilienne ou étrangère.

Les jeunes Saint-laurentais ne se reconnaissent évidemment aucunement dans cette description. Pour eux, le recours à cette pratique pour obtenir de l’argent, des cadeaux, des sorties, des voyages pour les plus aguerri(e)s ou simplement un verre ou un sandwich n’est pas chose honteuse ou négative. Il ne s’agit que d’un arrangement où chacun trouverait son avantage et/ou son plaisir.

 

844.jpgLà, encore, le cerveau du Blanc va penser « prostitution », car il véhicule des siècles de morale d’une religion qui interdit l’usage libre du sexe. Un individu libre ou libéré n’accepte plus de se soumettre.

Dans le cerveau du Nègre, il en va tout autrement. L’entente est tacite et fondée sur le plaisir et/ou l’avantage mutuel et réciproque : « un poulet-frites et une Parbo », une carte d’unités téléphoniques, une balade à scooter, une entrée en boîte ou tout simplement un bleu (un billet de 20€, à cause de sa couleur, Ndlr) sans oublier le plaisir sensuel. Rappelons que, dans les sociétés businenge, la jeune fille jouit jusqu’à son mariage d’une indiscutable liberté sexuelle, tout comme le garçon, d’ailleurs. Les « petits cadeaux » sont constitutifs du plaisir d’être ensemble. Les « sponsors », parfois plus âgés, sont aussi généralement acceptés car, en « aidant » le garçon ou la jeune fille par des achats de matériel scolaire, de vêtements et autres, ils apportent un complément de confort à la famille dont le budget est allégé d’autant et participent pour leur « aidé(e) » d’un bon départ dans la vie.

Il nous faut à présent répondre à la question posée plus haut : « Le cerveau du Nègre est-il différent de celui du Blanc » ? Et que faut-il déduire des exemples présentés ci-dessus ?

 

Tout d’abord, la marronnabilité est mise en grand danger par le consumérisme. Si les biens des Blancs sont à ma disposition, pourquoi n’en profiterais-je pas ? A Bakra sa pay, c’est lui qui me conforte dans mon plaisir. Fu Gado libi, na Gado pemisi : à Dieu de décider, c’est sa volonté… Que devient alors le proberi go luku, va voir et expérimente, efi a obia no bun yu trowe, si cela ne marche pas, tu laisses…

 

Ensuite, les jeunes montrent un nouveau chemin. On le voit, les règles et les lois des Blancs ne freinent que les assimilés et n’arrêtent que les faibles. Forts des bains obiatiques qui les protégeront et de leur dédain de la peur, ils osent tout dans la recherche de leur place dans le monde.

 

Pour nous Businenge, le monde à un sens et l’homme libre en est l’architecte. Un sens qui forme la relation à Soi et à l’Autre et qui procure une émotion à chaque fois nouvelle, « cette émotion que procure l’alliance lumineuse de la force et de la beauté », comme l’écrit Joël Roy dans son essai Devoir marronner aujourd’hui dans l’espace des Guyanes.

La conclusion de tout cela est évidente : Le cerveau du Nègre n’est pas différent de celui du Blanc, simplement le Nègre l’utilise autrement. Gbolon ! 

O.K.

Retrouvez bientôt la prochaine chronique d’Olson sur Un Témoin en Guyane


23/08/2019
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